Anthelme et Sophronie ou La permission des loups (2)

Anthelme et Sophronie ou La permission des loups (2)

IV (suite)

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U
n an et trois mois avaient passé depuis que les deux ados étaient allés découvrir les ruines de la folie du vieux monde. Ils avaient beaucoup réfléchi à ce mélange d’insouciance, d’incapacité à prendre au sérieux les signaux d’alarme venus de la nature et d’un besoin toujours plus grand de tirer d’elle plus qu’elle ne pouvait donner, pour entretenir la compétition entre les princes du monde au détriment des milliards de gens qui continuaient cependant à leur obéir.

Cela paraissait incompréhensible et cela avait pourtant continué jusqu’au bout.

Le bout de quoi ? dit Anthelme à voix haute. Sortant elle aussi de sa réflexion silencieuse, Sophronie répliqua. Et la fin de quoi ? Leur fin à eux. Pour nous, c’est le début. C’est le désordre, aujourd’hui. Nous, on s’est débarrassé de leur pouvoir. Il faut encore que les millions de gens qu’ils ont jeté sur les routes parviennent à se dégager définitivement de leur emprise.

Tu crois que la tribu de Saône est en train d’ aider ces gens ou qu’ils sont pris dans de nouveaux troubles ?

Nous sommes presque adultes. Les éclaireurs nous emmèneront, il faut bien qu’on nous apprenne.

Bonne nuit Anthelme.
Bonne nuit Sophronie.

Bercés par la discussion du conseil, qu’ils percevaient par bribes où leurs noms revenaient, le sommeil les gagna.

Il faisait jour depuis une heure quand ils se levèrent, intrigués par l’agitation inhabituelle qui animait le petit déjeuner.

Asseyez-vous, déjeunez vite. Vous venez avec nous. Nous partons.

Leurs yeux brillèrent. Leurs sacs étaient prêts, ils les avaient faits dans l’espoir de cette décision. Oui ! Mais pourquoi tout de suite ? Que se passe-t-il ?

Un pigeon vient de nous revenir avec ce mot : « la Reine vous attend au coucher du soleil »

Devant leurs regards interrogatifs, Sam, à qui la responsabilité de l’expédition avait été confiée dans la nuit, expliqua. Ça veut dire que ceux de la Saône ont envoyé des messagers qui nous attendent à la chapelle Sainte-Reine. C’est vers Saint-Clément, nous pouvons y être avant ce soir.

 

V

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N
ous arrivons à la Grande Cadole, arrêtons-nous un moment, je vais voir s’ils sont à la chapelle, dit Sam.

A l’extérieur c’était un gros parallélépipède. Au-dedans, deux murs de pierres encorbellées se rejoignaient à trois ou quatre mètres de haut, formant une nef, une coque de bateau renversée, avec une proue pointue et une poupe carrée. La petite troupe s’y trouvait comme réfugiée hors du temps. Les voyageurs firent silence en attendant le retour de Sam. Inquiets mais heureux d’être là, baignés dans cette beauté qui était le fruit du travail des paysans. La cadole datait d’il n’y a peut-être guère plus de deux siècles mais ses bâtisseurs avaient reproduit des gestes vieux de plusieurs millénaires, mis l’une sur l’autre des pierres exactement comme l’avaient fait les constructeurs des tombes néolithiques des grands cairns de l’ouest. Anthelme avait rompu le silence pour donner cette explication qu’il avait lue dans un ouvrage de la bibliothèque d’une « société savante », comme on disait autrefois, qui était restée intacte sous la poussière accumulée depuis le départ des montcelliens. Il s’y était aventuré l’an dernier pour la première fois et en ramenait quelques livres chaque fois qu’il y retournait. C’était un plaisir dont il ne pouvait se passer plus de quelques jours.

Sam revint : Ils nous attendent, allons-y. Chacun mourait d’impatience de les rencontrer et de savoir mais on se remit en marche sans poser de questions. Ils n’étaient qu’à quelques centaines de mètres.

Ils arrivent à la chapelle.

C’est un peu comme si nous devions la vie à ce lieu, je suis content de le découvrir dit Anthelme en riant. Des regards interrogatifs se tournent vers lui. Mais oui, la grand-mère ne vous a pas raconté que son arrière-grand-mère était venue ici avec les filles de Saint-Clément, emmenées en procession par le curé, pour prier Sainte Reine de leur trouver un mari ? Il parait que ce n’était pas si facile dans ces villages dont on ne s’éloignait guère.

On a du mal à s’imaginer une époque si lointaine, le curé, les processions … ça ne devait pas être drôle tous les jours, dit Sophronie. Cet endroit est plein de nostalgie et de mystère. Quelque chose semble y venir du fond des âges.. C’est un bon endroit pour rencontrer nos amis.

Bonjour, amis.

Nous étions inquiets. Nous sommes inquiets. Que vous arrive-t-il ?

Nous ne pouvons plus sortir de chez nous. Tous les chemins sont surveillés. Mais nous avons profité d’un relâchement au moment de la relève des milices pour passer les lignes et nous avons pensé au pigeon voyageur pour vous prévenir et vous donner rendez-vous.

Vous êtes encerclés ?

Oui, ça dure depuis trois mois. Bonsanyer a envoyé des drones au-dessus de nos cultures et nous a balancé sa vieille saloperie d’agent orange. La firme voyait d’un mauvais œil le développement de notre production agricole. Surtout, elle ne supporte pas que nous soyons entrés en relation avec les migrants des banlieues de Chalon et de Mâcon. Nous avions réussi à leur fournir de belles quantités de légumes et de céréales et ils préfèrent ça à l’humanitaire pourri que ces salopards leur livrent au compte-goutte.

Nous avons dû quitter notre territoire pour essayer de nous réinstaller plus en hauteur, autour de Mancey. La culture y est plus difficile mais nous pouvons y arriver. Nous voyant déménager, ils ont envoyé leurs milices pour nous en empêcher. Depuis, c’est comme une guérilla. Les migrants ont envoyé du monde pour nous aider. Nous en sommes là. Nous voulions vous prévenir et voir avec vous quelle aide vous pourriez nous apporter. Nous avons envoyé deux autres groupes de trois pour rencontrer les tribus de Bresse et du Jura.

Ils étaient trois, en effet. Deux femmes et un homme.

ILLUSTRATION : FRANÇOIS LOTTEAU

… Suite du feuilleton au prochain numéro.