De l’effondrement aux réponses politiques

De l’effondrement aux réponses politiques

Depuis la parution, en 2015, de l’essai de Pablo Servigne et Raphael Stevens intitulé Comment tout peut s’effondrer, le débat sur l’effondrement a gagné en intensité et en visibilité.

P
as une semaine, sans que les médias meanstream évoquent le sujet ou s’emparent d’études internationales pour mettre l’accent sur les menaces qui pèsent sur notre système Terre : dérèglement climatique, 6e extinction des espèces et perte de la diversité biologique, déplétion des ressources, pollutions multiples, érosion des sols, déforestation, urbanisation galopante, bombe démographique. Tout s’accélère et tout converge pour nous laisser supposer que nous sommes bel et bien entrés dans une phase de pré-effondrement global liée à l’épuisement de la base matérielle sur laquelle repose toute organisation sociale.

« Ce qui gronde devant nous, indique Christophe Bonneuil, n’est pas une crise climatique à gérer avec des “solutions” ou une mondialisation économique à réguler, mais la possibilité d’un effondrement du monde dans lequel nous vivons, celui de la civilisation industrielle mondialisée issue de cinq siècles de capitalisme. » En effet, après plusieurs siècles de développement industriel adossé à la prédation et à l’exploitation des ressources de notre planète, notre économie-monde bute aujourd’hui sur des limites géo-physiques. S’ajoutent à ces dimensions matérielles, des dimensions symboliques et imaginaires, qui touchent à notre sensibilité, à notre rapport aux autres et au monde. Une peur sourde traverse nos sociétés. Les énoncés scientifiques, littéraires, journalistiques, à dimension catastrophiste s’accumulent. Le terme de collapse, dont est issue la collapsologie , nous renvoie à la chute et nous rapproche d’un vieux fond messianique (ou eschatologique) pour lequel l’effondrement (la chute) serait porteur d’un retournement, d’une révélation, d’un dévoilement (comme source de vérité).

C’est pourquoi, l’effondrement exerce une certaine fascination parce qu’il nous renvoie, à travers son caractère abrupte et disruptif (le point de retournement, tipping point, point de basculement), à un moment dramatique faisant irruption dans le cours monotone des évènements, séparant notre histoire entre un avant (l’avant de la catastrophe) et un après (où rien ne sera jamais plus comme avant comme si la catastrophe était porteuse sur ses ruines d’une nouvelle naissance). « Nous vivons, indique l’anthropologue brésilien Viveiros de Castro, le temps des points d’inflexion. »

Dans un essai sur l’horreur d’Auschwitz et des crimes staliniens, Alain Brossat indique que le XXe siècle a été marqué par la déchirure catastrophique du tissu de la civilisation à travers l’expérience concentrationnaire, et il définit la catastrophe comme l’avènement d’un temps rompu en deux par l’évènement désastreux, un temps à l’épreuve de la discontinuité, la catastrophe venant désarticuler, briser, le temps homogène et vide de la modernité.

En effet, si notre époque, comme l’indique Günther Anders, est celle où « le nihilisme a conquis le statut de possibilité d’annihilation », alors l’humanité vivrait de nos jours dans le délai qui sépare la possibilité de l’annihilation à sa réalisation, comme si nous ne devions plus vivre que sous le signe de la menace, d’une menace diffuse, silencieuse, planétaire, d’un défaut de “monde”, voire de l’immonde ou du monstrueux.

Quelques citations suffiraient à planter le décor : « L’Anthropocène annonce une catastrophe partagée » (Chakrabarty) ; « Il se peut que l’Anthropocène ne fera place à une autre époque géologique que bien après notre disparition de la surface de la terre » (Viveiros de Castro) ; « Les générations présentes et futures semblent d’ores et déjà destinées à une vie plus difficile sur une planète appauvrie en ressources, plus hostile, avec des évènements plus extrêmes et plus nombreux, avec un écoumène sous la pression de la montée des mers et du devenir aride de régions entières. On ne saurait même écarter la possibilité d’un effondrement de la civilisation industrielle, que l’aveuglement techno-optimiste contribue d’ailleurs à conforter » (Dominique Bourg), etc., etc. Une longue litanie de prophéties catastrophistes s’appuyant principalement sur des faits scientifiques mais dont la tonalité apocalyptique (ou religieuse) réfère à la peur de “la fin du monde” qui traverse, de multiples manières, l’histoire des sociétés humaines.

Pour autant, et c’est toute la difficulté, on ne peut nier la possibilité d’un effondrement du monde dans lequel nous vivons depuis la fin du XVIe siècle (depuis le début du capitalisme), c’est à dire non pas la fin de l’humanité ou de l’espèce humaine, mais plutôt la fin d’un certain régime d’habitabilité terrestre rendu de plus en plus difficile à mesure de l’expansion du capitalisme industriel.

Comment dès lors approcher la notion d’effondrement sans sombrer dans le catastrophism ? A-t-on affaire à une nouvelle prophétie de malheur ? Comment l’acteur politique s’empare-t-il de cette notion ? Une politique post-apocalyptique est-elle encore possible ou comment éviter le pire ? « Le seul intérêt de la collapsologie, c’est de nous encourager à tout faire pour éviter la catastrophe » (Gaël Giraud)

Comme l’affirment les collapsologues, la fin de notre monde (qu’on le veuille ou non) est proche. Une Terre moins habitable ou pour partie strictement inhabitable se dessine déjà sous nos yeux (montée des eaux, mégafeux, désertification). Mais l’effondrement de notre monde ne signifie pas, pour autant, la fin de l’humanité mais un « processus à l’issue duquel les besoins de base (eau, alimentation, logement, habillement, énergie, etc.) ne sont plus fournis (à un coût raisonnable) à une majorité de la population par des services encadrés par la loi » (Yves Cochet). En ce sens, la question du rôle du politique reste centrale, dans la mesure où il lui revient d’essayer d’éviter le pire, la sortie de route, soit une hausse des températures de plus de 2,5 degrés. Or les formations politiques restent actuellement très en deçà des enjeux de l’effondrement. Elles n’y croient pas vraiment ou pensent que la croissance verte pourrait suffire, les biotechnologies, la voiture électrique, la dématérialisation de l’économie, voire la géo-ingénierie. « Dans la sphère politique en place, y compris chez une partie des Verts, personne ne veut admettre que le maintien de la croissance entraîne inéluctablement la destruction des conditions d’habitabilité de la Terre » (Dominique Bourg). Reconnaître la gravité de la situation géobiophysique dans laquelle nous entrons ne serait pas, entend-on chez les responsables écologistes, suffisamment mobilisateur. D’où une ligne politique floue où la décroissance n’est jamais évoquée, où la transition écologique passe par la défense d’un green new deal à la sauce keynésienne et sans que jamais le décalage entre l’urgence à agir et la lenteur des processus de transition, ne soient clairement abordés.

Or, si nous ne disposons, effectivement, que de dix années pour inverser la tendance, que faut-il faire ? Renverser le capitalisme qui s’appuie sur le productivisme/consumérisme pour imposer sa manière de voir le monde ? Encourager les expérimentations locales ? Les oasis de solidarité ? Mettre en avant la question des communs, inventer des devenirs terrestres, des politiques tournées vers le ralentissement, le souci de soi et de notre condition précaire ? Sur quoi bute-t-on collectivement pour ne pas croire ce que nous savons ?

Comme Bruno Latour le suggère, il est peut-être devenu nécessaire de substituer au projet humaniste qui reposait sur l’émancipation, un projet fondé sur notre dépendance au sol et à sa matérialité (mais sans l’ethnicisation, ni la patrimonialisation qui sont toujours l’expression d’affects mortifères). C’est ce qui se donne à voir et à vivre dans les ZAD, le local en toile de fond et la résilience à tous les étages, la recherche de l’autonomie alimentaire, économique et politique sur des micros territoires (comme au temps des cités-États), ou aujourd’hui les biorégions (« territoires dont les limites ne sont plus définies par des frontières administratives mais par des limites géographiques. Cette vision conçoit les habitants d’un territoire, leurs activités et les écosystèmes naturels comme une seule unité organique au sein de laquelle chaque site, chaque ressource, de la forêt à la ville, des plateaux aux vallées, est développé de manière raisonnable en s’appuyant sur les atouts naturels du territoire » (Voir l’étude Biorégions 2050, l’Ile-de-France après l’effondrement.)

Des pistes existent, peu ou pas relayées par la puissance publique ou par les entreprises qui continuent à penser le monde à travers le prisme de la Puissance, de la centralité, de l’expansion sans limite des mégapoles, de la balance commerciale et du libre-échange planétaire, des grands réseaux d’approvisionnement, de l’accélération des flux de toutes sortes (matériaux, marchandises, informations, financiers), le tout sans aucune force de rappel.

Nous sommes confrontés à plusieurs défis simultanés : d’un côté, les multiples figures de l’effondrement qui produisent dans l’esprit de nos concitoyens un imaginaire hanté par notre propre disparition, de l’autre, la montée en puissance de dispositifs technicoéconomiques s’autorégulant, une gouvernance algorithmique à l’échelle planétaire, entrainant de nouvelles formes d’assujettissement et de standardisation des comportements, l’espèce humaine et l’agir politique ne servant plus finalement qu’à la maintenance et la régulation de ces méga-systèmes automatisés. Il est possible que dans un tel contexte, le monde politique n’ait plus de prise sur ce qui nous arrive (inertie du système climatique, dogme de l’accumulation sans limite, rapport de force, incapacité à renoncer à un imaginaire du plein et de la jouissance sans limite…) et qu’il faille nous détacher (nous arracher ?) d’une vision politico-centrée du monde. Pour grappiller ailleurs de nouvelles sources d’inspiration et de créativité, de nouvelles expressions de notre corps sensible, qui ne soient plus bâties sur la peur ou la brutalisation de ce qui nous entoure mais sur la reconnaissance et le soin, le renoncement au plus de jouir et à la toute-puissance. Désapprendre et réinvestir autrement cela qui fuit de toutes parts et nous échappe – le “tout” troué du monde.