Effondrement ou bifurcation ?

Effondrement ou bifurcation ?

L’humanité est confrontée à plusieurs risques qui peuvent amener non pas à sa disparition mais à son effondrement, soit d’un point de vue quantitatif avec la disparition de millions de personnes, soit qualitatif avec une chute civilisationnelle, soit les deux.

 

C
ela est déjà arrivé dans l’Histoire, soit lors des deux guerres mondiales lors d’épidémies comme la peste bubonique au Moyen-âge ou lors de la grippe espagnole. Jared Diamond a popularisé ce risque en 2005 avec le livre éponyme dans lequel il décrit des effondrements de civilisation comme à l’île de Pâques ou chez les Mayas. La particularité de la situation actuelle est que l’effondrement pourrait être planétaire ou plus exactement, un accroissement exponentiel des inégalités entre une minorité qui pourrait se replier sur elle-même et gérer la pénurie ou le dérèglement des écosystèmes et une majorité confrontée à une lutte sans merci pour la survie.

Les raisons de cet effondrement peuvent être anthropiques ou non. Les raisons non anthropiques existent toujours : chute d’une météorite enclenchant un cycle de refroidissement par un assombrissement de la planète du fait du nuage de poussières lâché dans l’atmosphère. Le même mécanisme peut être produit par l’explosion d’un super-volcan comme Yellowstone. Cela est déjà arrivé dans l’histoire de l’Humanité avec des phases de refroidissement temporaire mais surtout dans l’histoire planétaire avec des extinctions massives d’espèces comme pour les dinosaures. Il y a d’autres risques comme des sursauts de rayons gamma venant de l’espace.

Mais la plupart de ces raisons restent anthropiques ou mixtes comme lors d’une épidémie. Une épidémie est provoquée par une mutation d’un virus ou la confrontation des organismes humains à un nouveau virus (comme lors de l’arrivée des européens en Amérique au XVe siècle). La densité de la population accélère la probabilité des mutations génétiques et donc le risque d’une épidémie.

Parmi les risques anthropiques, il y a des risques anciens et nouveaux.

 

Gunther Anders est le premier grand auteur à évoquer le risque de la destruction de l’Humanité, du fait du nucléaire militaire.

Ce risque n’a jamais disparu, même avec la chute de l’URSS. Le risque du nucléaire s’est diffusé avec la Corée du Nord, dernier pays à accéder au rang de puissance nucléaire militaire. Les États-Unis et la Russie viennent de suspendre l’accord sur les armes intermédiaires pour moderniser leur arsenal nucléaire. Le risque d’hiver nucléaire suite à des attaques multiples d’ogives (accidentelles ou pas) augmente et ne doit pas être écarté.

Mais le risque majeur est celui qui est à l’origine de l’Anthropocène [1]. Aujourd’hui, les êtres humains sont devenus des acteurs géologiques et modifient des équilibres multimillénaires. L’effondrement de nos écosystèmes est possible, entraînant celui de nos sociétés. La planète peut continuer son évolution avec une espèce vivante en moins. Depuis la publication, en 2012, dans Nature [2] d’un article décrivant les différents scénarios d’effondrement de la biosphère, cette question est cruciale et a même créé son propre domaine de recherche, la collapsologie. L’humanité se trouve confrontée à un moment singulier de son histoire, au risque de sa disparition ou, plus exactement, de l’implosion de ses sociétés. C’est la conjonction de différentes crises qui créé ce risque : la croissance démographique et la consommation, la transformation et la fragmentation des écosystèmes, la production et la consommation des énergies fossiles, le dérèglement climatique. Les ordres de grandeur et la vitesse des changements locaux et globaux sont nettement plus importants que lors du dernier changement géologique il y a 11 000 ans. « Sur 30 [1]% de la surface du globe, la vitesse du changement climatique est supérieure à la vitesse de dispersion des espèces lors de la dernière transition interglaciaire. »

Au XXe siècle, l’humanité a vécu deux guerres mondiales et le risque de l’autodestruction nucléaire ; le XXIe siècle, lui, est confronté au risque d’implosion planétaire, ce que d’autres civilisations ont vécu “localement”, tels les Mayas ou les Égyptiens. Au lieu d’engager un combat planétaire, les politiques baissent les bras, se contentant d’un discours sur l’adaptation. À l’inverse, les ultra-riches s’y préparent, soit en se construisant des abris ultra-sécurisés, soit en privatisant la conquête de l’espace, comme Elon Musk ou Jeff Bezos. Nous avons aujourd’hui le choix entre une implosion inégalitaire ou un sursaut collectif. C’est le choix de l’effondrement ou de la bifurcation

André Gorz avait bien résumé la problématique dans son dernier article en 2008 : « La décroissance est donc un impératif de survie. Mais elle suppose une autre économie, un autre style de vie, une autre civilisation, d’autres rapports sociaux. En leur absence, l’effondrement ne pourrait être évité qu’à force de restrictions, rationnements, allocations autoritaires de ressources caractéristiques d’une économie de guerre. La sortie du capitalisme aura donc lieu d’une façon ou d’une autre : civilisée ou barbare. La question porte seulement sur la forme que cette sortie prendra et sur la cadence à laquelle elle va s’opérer. »

La bifurcation est un choix politique qui s’impose à nous, écologistes. Il n’est pas question d’amender un système qui ne ralentirait que l’effondrement sans l’éviter. Elle s’impose à tous les niveaux, du local au global. Il faut rompre avec le système productiviste mais cela ne suffit pas. D’autres forces désirent rompre avec le productivisme soit par choix, soit par nécessité mais laissent de côté la question sociale. En concentrant toutes les richesses entre les mains d’une minorité, il est possible de ralentir plus drastiquement mais cela se fera au détriment de milliards de personnes. La question sociale est aussi importante que la question environnementale car la planète peut se passer des êtres humains.

 

Réduire les inégalités et maîtriser son environnement est la seule manière d’assurer l’émancipation de la plus grande partie de l’Humanité.

Il serait opportun de reprendre le concept en kichwa du Sumak Kawsay, comme l’ont fait les Équatoriens dans leur Constitution. Les êtres humains ne sont pas extérieurs aux écosystèmes dans lesquels ils vivent. Les écosystèmes sont les supports de la vie. Au lieu de marchandiser la biodiversité et pour aller au-delà de la valeur travail, il faut revoir les catégories de l’économie et donc les priorités du politique. L’économie, étymologiquement la gestion (nómos) de la maison (oîkos), et l’écologie, la science (logos) de la maison, sont les deux faces d’une même pièce, mais l’économie ne doit jamais subordonner l’écologie. En réduisant notre empreinte écologique, nous pourrons consacrer notre temps à des activités plus épanouissantes tout en réduisant l’épuisement des ressources non renouvelables. Il faut revoir notre conception du système économique mais aussi de nos sociétés. L’antiproductivisme ne peut servir comme seul projet de société. Notre projet est global, donc aussi culturel.

Nous pourrions construire notre projet politique autour du principe anthropique, principe épistémologique de Brandon Carter [3] selon lequel l’univers doit avoir des lois et des paramètres fondamentaux afin que des êtres évolués puissent y apparaitre à un certain moment. Avoir conscience de cette réalité nous oblige à assurer la pérennité d’un fonctionnement stable de la planète.

[1] L’Anthropocène : soit l’Ère de l’Homme, est un terme relatif à la chronologie de la géologie proposé pour caractériser l’époque de l’histoire de la Terre qui a débuté lorsque les activités humaines ont eu un impact global significatif sur l’écosystème terrestre.
[2] A. D. Barnosky et al., “From Approaching a State Shift in Earth’s Biosphere”, Nature, vol. 486, n° 7401, p. 52-58.
[3] Brandon Carter, Large number coincidences and the anthropic principle in cosmology, in Confrontation of cosmological theories with observational data, édité par M.S. Longair, p. 291-298. D. Reidel, Dordrecht, 1974.

* [NDLR = balec, quésako ?]