CORONA Hommes, sweet hommes

CORONA Hommes, sweet hommes

Lorsque le coronavirus a commencé à vraiment se répandre dans le monde, tant de manière pandémique que socialement, je penchais entre deux attitudes : céder à la panique et travailler quelques paranos, ou m’en moquer et braver les interdits liés au confinement. Fort heureusement et parce que je suis consciencieuse, je n’ai fait ni l’un ni l’autre. Un peu comme le philosophe Miguel Benasayag, “je n’ai pas peur, mais je suis inquiète” 1. En revanche, j’ai observé chez les autres une propension à opter pour l’une des deux attitudes, sans nuances. Désinformations, discriminations, achats compulsifs, sorties extérieures excessives et abusives… Nous aurons tout vu, et aucun domaine ni aucune personne n’y échappe.

 

Panique à bord

M
ardi 17 mars dans la soirée, une amie vivant au centre ville de Perpignan me téléphone pour me raconter sa journée. La veille à 20h, Emmanuel Macron avait annoncé que le confinement serait effectif le lendemain dès midi. Mon amie m’explique alors que lui était venue l’idée soudaine de sortir de chez elle à 11h45 afin de voir ce qu’il s’y passait. Elle me raconte les rues désertes, sauf devant les magasins alimentaires et les tabacs, d’où les queues des caisses se dessinaient jusqu’à la devanture des boutiques. Toujours par curiosité, elle était rentrée dans l’une d’entre elles et s’était aperçue qu’il ne restait que deux paquets de papier toilette. Dans la seconde où elle s’était fait la remarque, une dame s’était ruée vers eux afin de s’en emparer.

Pour Gérald Bronner, sociologue, l’épidémie est un objet social total au sens qu’elle “révèle à travers toutes ses facettes l’empire du monde des Hommes. En l’occurrence, elle aime beaucoup le tourisme, les sociétés hyper-connectées” 2. Le virus a donc un aspect mondial, historique et social, donc collectif. Les personnes y sont sensibles parce qu’elles ne peuvent pas la voir, pas la prévoir et parce qu’elle tue, et alors, soudainement, l’aspect devient en même temps individuel. Gérard Mermet, sociologue également, met en garde contre cette crise sociale : les français se replient sur eux et le phénomène du virus est une aubaine pour tous ceux qui revendiquent fermetures des frontières ou des esprits. “Si on doit inventer un vaccin, c’est plutôt celui contre la peur” 3.

Lorsque j’observe une catastrophe comme l’a, par exemple, été celle d’Haïti, le 12 janvier 2010, dont le séisme a causé la mort de 220 000 personnes, une chose m’étonne toujours. Dans la sphère médiatique, ce fut un tremblement mondial et tous les cœurs étaient serrés en voyant les images d’horreur à la télévision. Paradoxalement, nous nous émerveillons devant les blockbusters américains où la Terre s’effondre. Mais aujourd’hui, dix ans après le séisme, je me demande sur quoi nous devrions le plus nous émouvoir, du danger auquel ont été confrontées ces personnes ? Ou de l’aberrante facilité avec laquelle nous sommes passés à autre chose ? 4

Depuis longtemps, l’idée de la catastrophe est intégrée comme une probabilité. Mais son caractère soudain et brutal n’est pour autant jamais atténué pour celui qui la vit. Or, bien au chaud derrière nos téléviseurs, nous avons vite fait notre catharsis. D’après le sociologue Jean-Luc Roques (Le paradoxe environnemental, 2015), un évènement sera identifié de catastrophe lorsque nous en sommes “contemporains et présents, soit de manière réelle et physique, soit par le biais d’une information perçue”. Il faut donc bien nommer ce que nous vivons actuellement par ce que c’est réellement : une catastrophe.

Dire pour autant que “nous sommes en guerre” est faux, du moins pas contre l’épidémie qui n’est que la conséquence de la promiscuité entre espèces (faute de l’Homme) et de la destruction des écosystèmes (tiens, encore la faute de l’Homme). En réalité, nous devons surtout lutter contre les peurs disproportionnées, irrationnelles et qui n’apportent que bêtises humaines (discriminations, stigmatisations, racisme, haine…).

 

L’enfer, c’est les autres

Force est de constater qu’en face de cette alarmante vérité, nous trouvons ceux qui prennent l’évènement trop “à la légère”. Ceux qui, alors que les ordres sont de rester au maximum chez soi et de limiter ses déplacements, continuent de déambuler sous nos fenêtres, comme pour nous narguer. De cette façon, les décrets sont tous les deux jours de plus en plus restrictifs, les attestations de plus en plus longues à copier (hé ! oui ! parce que tout le monde n’est pas doté d’une imprimante…).

Angela Sutan, professeure d’économie comportementale, une discipline à la frontière entre économie et psychologie, explique cette attitude par la tendance à montrer trop de “mauvais exemples” sur les réseaux sociaux, “ce qui donne l’impression qu’il n’y a que des passagers clandestins” et qui “crée un cercle vicieux” 5. Quand je sors, seulement pour aller chercher mes courses au drive, je ne peux m’empêcher de regarder les autres conducteurs avec un air accusateur : qui êtes vous et où allez vous ? Et je sens la même chose dans le leur parce que je ne porte pas de gant, ou parce que je n’ai pas de masque. Pierre Desproges, célèbre humoriste, avait déjà tout compris lorsqu’il avait dit “l’ennemi est bête, il croit que c’est nous l’ennemi, alors que c’est lui !”.

Cette crise sanitaire, sociale, économique, nous révèle alors notre interdépendance, non seulement au regard des services rendus par les professionnels (soins, alimentation…), que de l’attitude citoyenne de chacun (rester confiné chez soi). Mais comme l’explique aussi Miguel Benasayag, “il a fallu que des milliards de personnes se trouvent isolées pour découvrir combien l’être humain est un être de liens”. De cette façon, la réponse au problème doit elle aussi être solidaire et planétaire. Et pourtant, chaque état referme sa nation sur elle-même.

La sociologue Anne Lambert dresse la liste non exhaustive de tout ce dont il faudra se souvenir après la crise et qui a mis en lumière les inégalités sociales déjà existantes (inégalités d’accès à l’éducation, au numérique, à un espace de vie décent…) et demande justice en “levant un impôt spécial sur la fortune pour réparer, rattraper, compenser les inégalités, et payer les soins sans faille apportés par les personnels soignants et l’ensemble des fonctionnaires (police, professeurs, gardiens) mobilisés dans la gestion de la crise et la continuité de la vie sociale” 6. Mais sur ces questions, ce sont souvent nos gouvernances qui prennent cela un peu trop “à la légère”.

 

Solidarité ou collaboration forcée ?

Et pourtant, nous pouvons observer des coudes se serrer, des mains se tendre, des solidarités surgir. Bien s’entendre avec son voisinage, son colocataire ou son adolescent n’a jamais autant eu de valeur qu’en ces temps de confinement. “L’altruisme s’impose à tous, parce que tout le monde connaît plus vulnérable que soi” 7 écrit Jean Viard. En effet, nous nous rendons service, certaines grandes enseignes aident à la confection de masques ou de gels hydroalcooliques… dans le but de protéger autant que faire se peut les personnels de santé, de la grande distribution…

Pour le sociologue Michel Fize 8, la sociabilité est le propre des Hommes car “ils ont besoin de la chaleur du contact pour dépasser leur propre individualité”. Avec le confinement, ce contact est opprimé, retenu. Pourtant, cette proximité et cette sociabilité sont retrouvées sur les balcons, à l’heure des applaudissements ou des concerts improvisés. Mais, à juste titre, le chercheur interroge sur ce que deviendront toutes ces solidarités une fois l’épidémie passée, sur la continuité ou non de ces nouveaux rapports sociaux.

Selon le philosophe Ronald de Sousa (Après la catastrophe, 2012), “il est des catastrophes de grande échelle […] mais même dans ces cas-là, il y a toujours des survivants, et donc il y a toujours aussi un temps d’après la catastrophe”. Un nouvel ordre social est produit parce que nous devons nous adapter. Jean Viard ajoute même à cela que ces situations d’urgence sont comme des guerres : elles sont aussi de grands moments d’innovation.

JULIE CAMA

1 Miguel Benasayag, Il faut accepter une discipline extérieure à soi et se forger un petit exosquelette, Philosophie Magazine, 23 mars 2020
2 Gérald Bronner, in France Culture, le 10 mars 2020
3 Gérard Mermet, in RTL, le 03 mars 2020
4 “Penser la catastrophe”, Critique, vol. 783-784, no.8, pp. 627-630, 2010
5 Courrier Picard, 21 mars 2020
6 Anne Lambert, Avec le coronavirus et le confinement, le scandale des inégalités sociales éclate, 19 mars 2020
7 Jean Viard, “Dans la guerre contre le coronavirus, la nation a un nouveau commun”, L’Opinion, 14 mars 2020
8 Michel Fize, Le sociologue et le coronavirus, Revue politique et parlementaire, 25 mars 2020