Marseille 2019 « Le second souffle » de l’Appel des Appels

Marseille 2019 « Le second souffle » de l’Appel des Appels

Carte blanche-interview à Roland Gori, Psychanaliste, co-fondateur de l’Appel.

 

 

Le Bruit des Arbres : dix ans après « L’Appel des appels » – ADA – des professionnels de l’humain constitués en collectif pour résister « à la destruction volontaire et systématique de tout ce qui tisse le lien social » sous la Présidence de N. Sarkozy, votre collectif a tenu en septembre dernier deux jours de rencontres à Marseille du fait de la conscience d’une nouvelle étape en cours de cette destruction mais aussi à la lumière des nouvelles résistances. Les rencontres ont logiquement débuté par les enseignements à tirer du bilan de l’ADA depuis 2009 pour soutenir les résistances d’aujourd’hui, et les « armer » théoriquement et solidairement. À ce propos, quels ont été les principaux questionnements sur ce bilan de la rencontre de Marseille ?

R
oland Gori : Plutôt qu’un long développement il me semble que vos lecteurs pourraient consulter le site http://www.appeldesappels.org/
Et, ils pourront constater que lorsque nous avons initié l’Appel des appels avec Stefan Chedri, c’était en 2009, au moment des réformes Sarkozy qui déconstruisaient les « métiers de l’humain », du soin, du travail social, de la culture, de l’enseignement, de la recherche, de la justice et de l’information, pour mieux les « ubériser » (déjà !) et les couler dans un modèle néolibéral technico-financier. Les professionnels perdaient le sens et l’éthique de leurs métiers au profit de chaines de production d’actes techniques, fragmentés, rationalisés par des « experts » financiers et gestionnaires leur prescrivant ce qu’ils devaient faire pour être rentables. Cette logique gestionnaire colonisait leurs pratiques professionnelles et finissait par prolétariser leurs existences tant le travail est aujourd’hui un organisateur social et symbolique de nos vies. Alors que peut-on dire dix ans après ? La première chose que l’on peut dire c’est qu’aucun événement n’est venu démentir les analyses que nous avions pu faire il y a dix ans ! La deuxième chose c’est que la situation est pire qu’alors… et qu’aujourd’hui l’Appel des appels est plus que jamais nécessaire. Malheureusement les citoyens sont découragés et les alternatives politiques et culturelles paraissent de plus en plus problématiques ! La globalisation a produit une plus grande fragmentation des cultures et une plus grande désolation des individus. Parallèlement, de nouvelles formes de résistances se développent et de nouvelles alliances se constituent. Nous n’avons pas fini de voir émerger des mouvements d’insurrection sociale face aux techno-totalitarismes qui s’installent comme « conduite des conduites » par des algorithmes. 

 

Le Bruit des Arbres : il y a dix ans, l’ADA affirmait « la nécessité de nous réapproprier une liberté de parole et de pensée bafouée par une société du mépris ». Le mépris de classe a désormais sous l’ère Macron sa parole décomplexée. Que dit-elle du moment que nous vivons ? Quels effets de cette violence sociale et symbolique ?

Roland Gori : la liberté est conçue comme « le pouvoir d’agir », et la liberté de parole est le pouvoir d’agir par une parole qui fasse acte. C’est bien pourquoi je suis si souvent agacé lorsque, comme ce fût encore le cas en septembre au Toursky, on oppose « parole » et « acte » en invitant à agir plutôt qu’à parler. Vous pouvez là encore vous reporter au lien vidéo de ces journées http://www.appeldesappels.org/  Je trouve que cette opposition acte/parole est un héritage des religions et des philosophies qui dissocient le corps et l’esprit. Je ne suis pas partisan de cette vision dichotomique de l’être humain. Bien sûr que l’on peut parler pour ne rien dire, mais cela n’est pas sans rapport avec les flatulences et l’aérophagie du corps ! La parole est corps subtil et elle fait acte si elle dit quelque chose à un moment donné. La société du mépris est aussi une société qui méprise l’efficience symbolique du verbe, du récit et du dialogue…en réclamant de l’efficacité ! Nous sommes à ce point prisonniers de l’idéologie néolibérale que nous importons sans le vouloir ses critères. Partager nos analyses et nos expériences dans un monde chaotique et instable où chacun tend à être réduit à de simples atomes, à des individus désolés et isolés (Cf. La nudité du pouvoir, LLL, 2018), c’est déjà entamer les dispositifs d’aliénation et de soumission sociales qui nous colonisent.

Quant à Macron, puis-je me permettre de renvoyer à mon livre ? Il est moins la cause que la conséquence d’un discrédit de la parole politique des partis traditionnels. Il est l’expression d’une forme de « populisme à la française », s’insinuant entre les démocraties libérales et les démocraties illibérales, autoritaires. Foucault précisait que si l’on voulait connaître « la nature d’un pouvoir », il fallait analyser les « forces de résistance » qui s’y opposent (1984 a, p. 226). Pour connaître la nature du pouvoir d’Emmanuel Macron, il faut analyser le mouvement des gilets jaunes. Macron, comme je l’explique dans La nudité du pouvoir [1], s’est posé comme l’homme providentiel, charismatique, qui avait raflé la mise sans attendre les listes d’avancement des partis traditionnels. Mais le problème, comme vous le savez, c’est qu’il faut faire sans cesse dans ce cas-là preuve de la légitimité de son autorité et la sienne a été sérieusement compromise par ce mouvement des Gilets Jaunes. Et je ne sais pas comment cela finira. Donc, sans élus régionaux, sans corps intermédiaires, sans partis, sans le maillage traditionnel des gouvernants, Macron est face au peuple qui n’est pour l’instant qu’une foule numérique. Elle va tendre nécessairement, et heureusement pour elle, à s’incarner par des rencontres concrètes. Quant à Emmanuel Macron il est possible qu’il revoit sa copie et se tourne vers ceux-là mêmes qu’il avait méprisés au début de son mandat.

 

Le Bruit des Arbres : le modèle capitaliste qui exploite l’humain et la nature dans un même mouvement, présente désormais le risque d’effets irréversibles : c’est désormais évident pour l’environnement où nous sommes déjà entrés dans le temps des rétroactions positives mais dans les métiers du social et du lien, ne craignez-vous pas des pertes de sens, des destructions de collectifs, difficilement « réparables » si tarde une insurrection des consciences à la hauteur des périls ?

Roland Gori : c’est évident. L’anthropocène frappe tous les secteurs et les désastres écologiques ne sont que la part émergée de l’iceberg. L’humain est exploité et malmené comme l’environnement. Les deux sont indissociables. La figure de l’humain aujourd’hui est celle du migrant ou du SDF, déracinés et jetés à la rue comme superflus. Il est évident qu’aujourd’hui la globalisation à marche forcée que le monde subit, produit autant l’homogénéité que la fragmentation des cultures. Le monde est disloqué, les nations et les États contestés, moins par les « populistes » et les mouvements de révolte que par l’oligarchie technico-financière elle-même qui ignore et bafoue les limites, à commencer par celles des frontières nationales, des cultures et des régimes politiques ou religieux. Ce chaos géoculturel s’accompagne d’un chaos ontologique au sein duquel les individus et les peuples sont meurtris par une crise économique autant qu’existentielle. Ils ne savent plus qui ils sont, ni où aller, dans tous les sens du terme. Ils errent. Et nos SDF comme nos « migrants » deviennent la figure anthropologique de notre propre errance, de notre propre perte de repères, bref tout ce que nous ne voudrions pas devenir et que nous sommes déjà, des humains superflus, obsolescents [2], des humains en trop, une matière humaine broyée par le capitalisme financier global et rejeté par lui. Ils deviennent l’image d’un avenir qui nous effraie et qui surgit déjà comme une utopie et un cauchemar du présent. Ils sont la « part maudite » et sacrifiée de la globalisation et de ses conséquences climatiques autant que de ses chaos géopolitiques. Lorsqu’on détruit ce qui fait la consistance des peuples, on se retrouve face à des populations, à des « exilés » de masse.

 

Le Bruit des Arbres : quelle articulation à approfondir entre l’atteinte environnementale et la destruction de l’humanité en chacun de nous pour faire converger là aussi les résistances devant les urgences. Comme aime à le rappeler Philippe Meirieu, « Quelle monde allons-nous laisser à nos enfants et quels enfants allons-nous laisser au monde ? ».

Roland Gori : il me semble avoir répondu précédemment à cette question. J’ajouterais qu’aujourd’hui nous avons une conception « régressive » de l’enfance par rapport au demi-siècle qui vient de s’écouler. Nous la protégeons comme nous protégeons certains animaux des cruautés les plus visibles. Nous percevons plus difficilement le potentiel créateur qu’elle contient.

Vous vous souvenez de cet aphorisme de Walter Benjamin :
« Que peut un adulte ?
Marcher
Que ne peut-il plus ?
Apprendre à marcher.

 

Le Bruit des Arbres : l’essai « L’Appel des appels » publié au Mille et une nuits était sous-titré « Pour une insurrection des consciences ». Le mouvement social des Gilets Jaunes participe-t-il à votre avis des « nouvelles insurrections » pour reprendre le titre d’une de vos rencontres à Marseille ?

Roland Gori : là encore je crois que le plus simple serait de consulter la table ronde de septembre intitulée « De l’insurrection des consciences à l’insurrection des consciences sociales » http://www.appeldesappels.org/. Mais, j’ai aussi répondu en partie déjà à votre question : les Gilets Jaunes sont une des formes de résistance au pouvoir macronien, ils sont consubstantiels, rejetant l’un et l’autre la démocratie représentative, le débat politique, les corps intermédiaires. J’aime bien rappeler ce proverbe que citait le grand historien Marc Bloch : « les hommes ressemblent plus à leur époque qu’à leur père ».

 

Le Bruit des Arbres : les rencontres de Marseille se sont tenues dans le Toursky menacé par la baisse des subventions (Soutien au Théâtre Toursky qui entre en résistance active). Si l’ADA peut à juste titre être qualifié de lanceur d’alerte, Richard Martin débute une grève de la faim pour sauver cet espace de culture, la grève de la faim lutte ultime : pour un combat vital ?

Roland Gori : Richard Martin fait vivre un haut lieu de la culture dans un des arrondissements les plus pauvres d’Europe. Il le fait avec la fraternité et la générosité qu’on lui connait. C’est aberrant qu’il ne soit pas davantage soutenu et que la Mairie n’ait pas perçu l’enjeu vital que constituait l’existence de ce théâtre dans une partie de la ville au sein de laquelle l’islamisme s’est « territorialisé », au mépris de la laïcité républicaine. Cela ne fabrique pas nécessairement des djihadistes ou des terroristes, mais cela participe à la montée des clivages, des ségrégations qui favorisent le « communautarisme ». Au-delà du constat que la culture est cette « denrée mentale », comme l’appelait Paul Valéry, qui nourrit les subjectivités et le lien social, en la circonstance, soutenir le travail du Toursky est un choix politique pour lutter contre la montée des violences extrêmes.

 

[1] Cf. plus particulièrement le deuxième chapitre : « En même temps ou les deux corps du président », in La nudité du pouvoir. Comprendre le moment Macron (2018, pp. 57-94). À ce sujet, voir aussi l’entretien de Roland Gori paru dans L’Humanité le 5 décembre 2018.

[2] Günther Anders, 1979, L’obsolescence de l’homme, II, Éditions Fario, Paris, 2011.