Les gilets jaunes : une querelle d’interprétations

Les gilets jaunes : une querelle d’interprétations

Débrouiller les fils du singulier mouvement des gilets jaunes, démêler l’expression confuse et fragile de cette démocratie sauvage et irruptive qui n’est pas sans rappeler… allez, osons : celle des sans-culottes !

 

O
n a déjà beaucoup écrit sur les Gilets Jaunes. Dans son numéro de mai 2019, la revue Lignes aborde le sujet sous le titre : Les Gilets jaunes : une querelle d’interprétations. En effet, difficile dans ce mouvement qui dure depuis plus de six mois de converger sur le sens à lui donner. Pour les uns, inédit et inattendu, tant dans ses formes et ses lieux d’action que dans sa composition ou ses revendications, pour les autres, révolte des classes laborieuses, jacquerie ou mouvement incohérent, voire « poujadiste » et factieux (dixit le ministre de l’Intérieur), quand il exprime le refus de la démocratie représentative et de la République. Essayons d’y voir plus clair.  

Démocratie sauvage [1]

On l’a beaucoup entendu, le mouvement des Gilets jaunes, né loin des grandes agglomérations, « dans ces endroits anonymes et déserts » où il ne s’était jamais rien passé, exprimerait la colère de celles et ceux qui se sentiraient « invisibilisés » par la société mondialisée : classe moyenne fragilisée et ayant peur du déclassement, travailleurs précaires surexploités, chômeurs, retraités, employés ou petits artisans, femmes célibataires ou monoparentales, la France d’en bas, néo-rurale et périurbaine, au fin de mois difficile…

Sa singularité, par ailleurs, résiderait dans sa dimension irruptive et transgressive, refusant toute attache politique (ni gauche, ni droite), tout leader, toute représentation et toute forme de récupération. « Nous voilà en présence d’un phénomène singulier : un soulèvement acéphale » (Jacob Rogozinski). Insaisissable, donc, et prenant à contrepied tous les discours officiels et les faux semblants de la démocratie représentative, « affirmant par eux-mêmes, en dehors de toute organisation et de tout parti existants, leur capacité politique ». Il est à cet égard significatif que le RIC ait été plébiscité sur les banderoles et que les déclarations des Gilets Jaunes à Commercy aient placées la démocratie horizontale, directe, dans le prolongement des sections sans-culottes de 1793-1794 ou des comités d’action de 1968, au cœur de leurs revendications. Comme l’expression confuse et fragile d’une démocratie sauvage, pleine de tensions et de tumultes, manifestant la chair du social, brute, irruptive, violente, rappelant les « tendances les plus radicales de la Révolution française » et prenant le risque, l’effervescence du soulèvement retombant, d’échouer. En effet, toutes les expériences passées de soulèvement populaire, cherchant à instaurer une démocratie directe fondée sur le rejet de toute représentation, se sont révélées des échecs, « soit par ce qu’elles ont été écrasées par des forces hostiles (…), soit parce que les foyers de contre-pouvoir ont été neutralisés et transformés en institution étatique ». Ecrasement d’un coté, institutionnalisation de l’autre. C’est pourquoi, l’enjeu aujourd’hui pourrait être de chercher les formes permettant d’articuler l’exigence de démocratie directe aux institutions de la démocratie représentative.

Leçons du mouvement des Gilets jaunes [2]

A contrario, Alain Badiou considère que ce mouvement dans sa composition, comme dans ses affirmations ou ses pratiques, n’a rien de politiquement novateur ou progressiste. « A considérer le mouvement (…) à partir de ses rares aspects collectifs, mots d’ordre, énoncés répétés, je n’y vois rien qui me parle, m’intéresse, me mobilise. Leurs proclamations, leur désorganisation périlleuse, leurs formes d’action, leur absence assumée de pensée générale et de vision stratégique, tout cela proscrit l’inventivité politique ». Si Badiou reconnait les raisons de cette colère – désertification des campagnes, abandon des services publics, aggravation de la pauvreté – dont les caractéristiques ne font qu’exprimer, selon lui, le « retour à la sauvagerie du capitalisme du XIXe siècle », reste que les revendications des Gilets jaunes dénotent un malentendu profond de la classe moyenne qui n’a pas compris que l’oligarchie financière actuelle a moins besoin de leur soutien (en particulier électoral), obtenu durant les Trente Glorieuses par une répartition plus juste des fruits de la croissance. On aurait donc, d’un coté, les revendications « réactionnaires » des Gilets jaunes plaidant pour un retour à l’Etat social des années 60-70 (plus de services publics et de protections sociales), et de l’autre la morgue des représentants du capitalisme financier cherchant à exercer un pouvoir sans limite (via l’émergence de nouvelles formes du pouvoir d’Etat comme dans ces démocraties dites « illibérales » ou autoritaires [3]) en l’absence de résistances organisées des classes moyennes et populaires. Pour le dire autrement, si les Gilets sont dans la rue, c’est avec l’idée de « restaurer un ordre ancien et périmé, et non pour inventer un nouvel ordre social et politique ». D’où leur désorganisation, leur individualisme à courte vue, leur crainte du collectif unifié qui ne peut que nuire, selon Badiou, à la pérennité de leur mouvement. Car un mouvement dont la seule force est réactive, dont « l’unité est strictement négative » est incapable d’offrir un débouché politique, « une voie réellement antagonique à la contre-révolution libérale » portée par une organisation disciplinée. Constat qui expliquerait, selon l’auteur, les échecs à répétition de tous les mouvements qui ont émergé ces dernières années, du printemps arabe aux indignés de tous bords, de Nuit Debout au Gilets jaune.

La crise profonde du politique : vers une ingouvernabilité générale ?

A l’heure où le mouvement semble se chercher un nouveau souffle et où le gouvernement donne le sentiment d’avoir repris la main, à travers l’organisation du grand débat, l’essentiel est peut être ailleurs. Car la séquence actuelle s’inscrit à l’intérieur d’un mouvement de fond, à l’échelle de l’Europe et du monde, caractérisé par ce que d’aucuns appellent ou théorisent comme la montée des populismes et la fin des traditionnels clivages droite/gauche/réformiste/conservateur/démocrate/républicain. Elle révèle avec acuité les nombreuses « cassures » qui traversent souterrainement les sociétés occidentales depuis plusieurs décennies : cassure générationnelle, cassure territoriale (ville/campagne/centre/périphérie), cassure entre les perdants et les gagnants de la mondialisation, entre les pro et les anti…Il faudrait rajouter des éléments qui ont trait à la crise du sujet contemporain et à la faiblesse de nos repères symboliques, la perte de sens ou le sentiment d’impuissance et d’ingouvernabilité devant la poussée du complexe technico-économique (sous l’acronyme NBIC [4]) et des enjeux écologiques planétaires liés à l’avènement de l’Anthropocène.

Tous ces éléments sont connus depuis longtemps sans qu’aucune force politique n’ait été capable de se hisser à la hauteur du danger que ces cassures représentent pour nos démocraties. La séquence que nous vivons est le produit d’une crise de légitimité-représentativité, beaucoup plus profonde que la simple crise des partis politiques en ce qu’elle touche l’ensemble des corps intermédiaires (organisations syndicales, institutions, monde associatif…) et notre manière de nous représenter le monde et d’avoir prise sur lui. « La société elle même est devenue plus opaque, illisible même à certains égards, et donc moins aisément représentable que l’était une société de classes aux contours et aux caractéristiques bien dessinés. » (Rosanvallon).

La désintermédiation généralisée conduit à une sorte d’adhérence et d’hyper réactivité de l’individu aux plus petites variations de son environnement politique, social, économique, culturel… L’actualité, les sondages, la circulation de l’information dans les réseaux forment un « nuage » qui façonne l’opinion de chacun, une opinion rendue instable et volatile en l’absence de repères ou de points d’ancrage. Les gouvernants gouvernent mais sans légitimité durable, bricolant des réponses, de ci de là, au gré des desiderata du Marché. Les récits qu’ils cherchent à imposer reposent sur un semblant d’expertise et de rationalité aujourd’hui à découvert. Cette situation est plus que problématique dans la mesure où nous n’avons rien d’autre à mettre à la place, ni alternative solide au capitalisme (le projet de l’écologie politique reste pour l’heure, aux yeux de nos concitoyens, un projet embryonnaire se cherchant encore), ni modèle alternatif au modèle managérial de la démocratie. Le risque d’un transfert de cette colère inassouvie vers un « bouc émissaire » (partout à l’œuvre en Europe et dans le monde) devrait nous alerter et nous mobiliser collectivement, alors que les crises s’accumulent et font pression sur nos sociétés.

 

[1] Titre de l’article de Jacob Rogozinski
[2] Titre de l’article d’Alain Badiou
[3] Les violences policières qui ont accompagné le mouvement des Gilets jaunes marquent, par leur intensité et leur nombre, une étape dans la montée de l’autoritarisme.
[4] Nanotechnologies, biotechnologies, informatique et sciences cognitives