Villes moyennes : une diversité menacée

Villes moyennes : une diversité menacée

Si les villes moyennes ont été oubliées des politiques gouvernementales et des démarches scientifiques, elles semblent depuis peu renouer avec le débat public. Et pour cause, elles constituent un vestige de la diversité territoriale, appréciée dans l’imaginaire collectif et pourtant en danger.

 

A
lors que les regards portés sur les villes moyennes sont souvent emprunts de catastrophisme, mettant en avant leurs difficultés économiques et sociales, nous proposons dans cette note d’inverser le regard : si nombre de villes moyennes sont aujourd’hui sujettes à des difficultés, elles sont également, par les pratiques habitantes qui s’y déploient, des territoires de créativité et d’émancipation. Dans l’article qui suit, je propose de considérer les villes moyennes comme des « villes ordinaires » [1], pour paraphraser la géographe sud-africaine Jennifer Robinson, c’est à dire des villes qui sont en mesure, au même titre que les métropoles, d’enrichir la pensée urbaine et les politiques de valorisation de la diversité territoriale.

 

Villes moyennes, une catégorie ambiguë

Sur le territoire national, les villes moyennes constituent un ensemble d’importance tant sur le plan démographique que pour leur rôle dans le fonctionnement et la structuration des espaces régionaux. Si les chiffres changent en fonction des sources et des experts, on peut dire sans crainte que les villes moyennes se caractérisent par des aires urbaines allant de 30 000 à 200 000 habitants. Suivant ce découpage, ces dernières regroupent plus de 25% de la population de l’ensemble du territoire français (DIACT, 2007). Si les villes moyennes sont toutes intégrées au sein d’une unique catégorie d’action politique [2], elles sont caractérisées par une importante diversité quant à leur rapport aux territoires. Certaines villes sont incluses dans des espaces dominés par de grandes agglomérations et participent à la vie des espaces métropolitains (Vitry-sur-Seine, Saint-Denis, Villeurbanne, Versailles). A contrario, d’autres villes, davantage isolées, se structurent par une autonomie relative (Limoges, Niort, Nevers, Cherbourg ou encore Bastia). D’autres, par leurs histoires, régulent l’espace à l’échelle d’un département voire d’une petite région (Besançon, Caen, La Rochelle, Agen). Enfin certaines d’entre elles se situent dans une situation de dépendance vis à vis d’une grande ville et polarisent à leur tour d’autres villes moyennes (Annecy vis-à-vis d’Annemasse, de Thonon-les-Bains, de Cluses et de Sallanches). Les villes moyennes renvoient à des métabolismes extrêmement variés d’un territoire à l’autre.

En France, les politiques urbaines, relativement centralisées, ont entraîné la construction d’un système urbain comme relevant d’une organisation managériale avec une structure fortement hiérarchique. Les villes moyennes, étant uniquement définis par une taille démographique, se situent souvent de manière spécifique dans l’organigramme urbain français. En fonction des régions et des départements, elles sont soit positionnées dans une situation de relégation face à une métropole structurant la grande majorité des flux économiques (Alès par rapport à Montpellier, Saint Etienne par rapport à Lyon), soit caractérisées par une fonction motrice dans l’organisation administrative du territoire (la Rochelle pour le département de la Charente Maritime, Perpignan pour le Sud Languedoc). Malgré tout, cette approche par la hiérarchie urbaine occulte la diversité des trajectoires historiques et des fonctionnalités des villes moyennes. Dans la plupart des cas, ces dernières sont condamnées à des fonctions de complémentarités territoriales limitant d’autant plus leur autonomie et leur capacité à arbitrer leurs choix économiques et sociaux.

Cette définition politique, relativement hermétique à la diversité territoriale, se double d’une représentation sociale ambiguë dans l’imaginaire collectif. Si les villes moyennes semblent appréciées pour leur cadre de vie, elles sont également redoutées par les faibles opportunités qu’elles proposent. Le sociologue M. Michel exposait déjà en 1977 que les villes moyennes font l’objet d’une description « affective et flatteuse où elles ressortent parées d’attraits, de qualités et de vertus » [3]. Leur modeste taille facilitant les rencontres, l’accès direct à des lieux de nature et les rapports sociaux relativement pacifiés sont autant de facteurs qui permettent, dans l’imaginaire collectif, d’accéder à un bien vivre. Cependant, ces qualités se transforment rapidement en défauts lorsque que l’on souhaite penser la compétitivité d’un territoire : le calme et la douceur deviennent rapidement un manque d’imagination, l’harmonie apparente devient du conformisme, et la stabilité démographique cache parfois en creux un manque crucial de capacités entrepreneuriales. Finalement le caractère ambigu des « qualités » que l’on prête aux villes moyennes les rend particulièrement sensibles aux choix politiques locaux comme nationaux.

L’un dans l’autre, les villes moyennes disposent aujourd’hui d’un statut « d’objet réel non identifié » pour paraphraser le géographe Roger Brunet [4]. « Réel » car ces villes s’apparentent à une réalité spatiale : une catégorie de ville qui ne peut s’apparenter ni à un centre d’intérêt local (souvent propre aux petites villes et aux villages à forte typicité), ni à une agglomération disposant de réelles capacités d’organisation et de régulation à l’échelle nationale ; « non identifié » car l’éventail des fonctions et des attributs des villes moyennes varie extrêmement d’un contexte territorial à l’autre. Ainsi la représentation collective des villes moyennes et la nécessité de les penser comme une catégorie politique propre, produisent l’image faussée d’un ensemble homogène.

 

La course impossible

Si chaque ville met en place des stratégies politiques qui lui sont propres, des schémas reviennent régulièrement d’une ville à l’autre. Prisonnières de leur propre ambigüité, les villes moyennes essayent actuellement de porter de nouvelles politiques d’attractivité. Incitée par les différents gouvernements et par l’Union européenne, la métropolisation reste pour la plupart la voie à suivre, et les villes moyennes investissent dans des marchés qui leur permettront d’atteindre bientôt ce statut. Cette trajectoire, l’économiste spécialiste de l’urbain, Olivier Bouba-Olga, lui a donné le nom de « CAME » : Compétitivité, Attractivité, Métropolisation et Excellence.

Au fond, si l’envie de métropole des villes moyennes peut se comprendre, les investissements demandent aux pouvoirs publics de catégoriser leurs actions et de les hiérarchiser à travers un gradient de priorités. Viennent alors en premier les dynamiques d’embellissement de la ville, les avantages fiscaux aux entreprises qui s’installent sur le territoire, le développement de grandes zones commerciales et le déploiement des hubs du numérique. On retrouve ici les schèmes des métropoles : ceux de la croissance démographique, de l’attractivité des talents et de la grandeur économique à travers les filières d’excellence du moment. Pourtant, les trajectoires de métropolisation font émerger quelques biais. Olivier Bouba-Olga a démontré, à travers plusieurs analyses statistiques, que la performance des métropoles peut être réfutée [5]. Mais surtout, dans les villes moyennes, chasser les investisseurs coûte souvent très cher et concerne majoritairement les « gens qui vont bien ». Si ces arbitrages peuvent faire émerger de très belles dynamiques d’innovation, la trésorerie des pouvoirs publics n’est pas infinie, et ces choix ont tendance à laisser pour compte les personnes peu diplômées, à faible capital culturel qui composent pourtant, dans certaines communes, la majorité des habitants. Face aux budgets limités, les actions sociales restent trop souvent de l’ordre du symbole. L’un dans l’autre, la course à la métropolisation fragilise davantage les villes moyennes en participant à l’émergence de nouvelles injustices et inégalités. Pris dans l’étau d’un agenda de compétitivité forcée, et souvent plébiscité par les politiques gouvernementales, les pouvoirs publics se retrouvent souvent dans l’incapacité de légitimer leurs diversités territoriales.

 

Rompre avec la vision alarmiste des villes moyennes : vers des terres de créativité et d’écologie !

Comment, dès lors, les villes moyennes peuvent s’extirper de l’idéologie métropolitaine et affirmer davantage leur singularité ? Une des cause de rupture majeure provient surement de la description qui est faite des villes moyennes dans les milieux scientifiques et politiques : alarmistes ils ont tendance à inhiber la complexité empirique des pratiques urbaines. Car, malgré les difficultés que connaissent nombre de villes moyennes, elles disposent également de beaux potentiels d’innovation et de création.

Il convient donc aujourd’hui d’amener un regard nouveau sur les processus de création en vigueur dans les villes moyennes. Un premier levier d’action se situe dans la mobilisation de la pensée urbaine. Dans son livre maître, la géographe sud-africaine Jennifer Robinson, en déconstruisant la pensée urbaine, démontre avec intérêt à quel point cette dernière a émergé presque uniquement par les modes de vie issues d’un modèle de ville particulier : la métropole des pays occidentaux. Il est indispensable de se démarquer de cette tendance qui consiste à faire croire que seules les grandes villes occidentales sont capables de nourrir la théorie urbaine et que les autres villes ne feraient (ou ne devraient) que suivre leur trajectoire.

Il convient ainsi de sortir de la dualité qui oppose métropoles et villes moyennes pour enrichir la compréhension des pratiques habitantes. Cela implique de promouvoir une production décentralisée du savoir mais également de remettre sur les cartes du développement les villes ignorées en délogeant le concept de modernité des métropoles. Partir de ce postulat invite à considérer chaque ville, chaque quartier, comme disposant d’une pluralité de modes de vie qui lui est propre et que cette pluralité traduit autant de trajectoires possibles pour déployer un avenir collectif. Du côté des élus et des cadres territoriaux, partir du principe que les villes moyennes sont des lieux où les citoyens s’inventent des avenirs autonomes, offrirait davantage de possibilité d’intervention et de politiques créatives endogènes tout en sortant des schémas de reproduction des logiques métropolitaines.

Dans ses récents travaux, l’économiste Olivier Bouba-Olga, rappelle que la plupart des villes moyennes disposent de nombreux atouts qui pourraient être sources d’innovations économiques et sociales : des situations géographiques prometteuses, une typicité charmante, des activités de plein air, ou encore la présence de ressources endémiques facilement valorisables sur des marchés de niche. À titre d’exemple, à deux pas de la commune d’Alès, les Cévennes offrent un territoire unique où l’éco-tourisme pourrait prendre une place de choix. Plus spécifiquement, poussent dans les montagnes cévenoles de nombreuses fleurs endémiques aux propriétés intéressantes pour la gastronomie et pour l’industrie pharmaceutique. Les élus territoriaux commencent à y porter regard en développant de nouvelles filières agricoles : les plantes comestibles et pharmaceutiques actuellement cultivées en Cévennes s’arrachent sur les marchés européens avant même que la production ait été mise en vente. En aval la filière créée de l’emploi pour différents niveaux de qualification (de la cueillette aux postes stratégiques) et revalorise un paysage agricole longtemps laissé à l’abandon [6]. Davantage que de développer, comme partout ailleurs, les industries du numérique et autres marchés à la mode, valoriser les avantages intrinsèques de chaque territoire pourrait permettre aux villes moyennes de renouveler leur économie.

Enfin les processus de crises urbaines que connaissent aujourd’hui certaines villes peuvent être considérés de manière positive [7]. En caractérisant les problèmes sociaux et économiques des villes moyennes comme un état de fait relevant d’un changement de nature dont il faut tirer le meilleur parti, il ressort des espaces d’expérimentation où il est possible de construire de nouveaux usages et de nouveaux « modes d’habiter » Mais davantage que les pouvoirs publics, les opportunités peuvent également venir des énergies citoyennes. Les friches urbaines par exemple, très présentes aujourd’hui dans les villes moyennes, peuvent être source d’appropriation et de déploiement de projets répondant aux nouvelles attentes individuelles et collectives. À Détroit aux États Unis, ville devenue cas d’école des processus de déclin urbain, des entreprises, attirées par des acquisitions foncières à des prix défiant toute concurrence, déploient des activités agricoles et culturelles innovantes sur de grands espaces.

Enfin une dernière piste de réflexion réside dans le métabolisme territorial propre à chaque ville moyenne. Leur taille « humaine », leur relative proximité avec une nature et un terroir singulier, en font des villes où peuvent se structurer de nouveaux processus écologiques et sociaux : une démocratie locale dans les quartiers, l’émergence d’un bien-vivre en ville, une ouverture paysagère vers des espaces naturels et agricoles, des fabriques citoyennes, et pourquoi pas une certaine autonomie alimentaire et énergétique par un dialogue renouvelé entre ville et campagne, entre écologie et urbanité.

Réaffirmer la complexité des villes moyennes aux regards d’analyses nouvelles et d’action tant politiques que citoyennes ambitieuses, c’est actionner un nouveau cosmopolitisme territorial. En affirmant de nouveau leur identité, les villes moyennes ont une carte à jouer pour déployer des politiques publiques davantage équitables. Réside peut-être ici, le principal espoir de l’urbain : faire des espaces intermédiaires des zones d’expérimentation de l’écologie citoyenne et politique.

[1] Jennifer Robison, « Ordinary Cities : Between Modernity and Development ». Editions Routledge, 2005.

[2] Frédéric Santamaria, « les villes moyennes françaises et leur rôle en matière d’aménagement du territoire : vers de nouvelles perspectives ? ». Article scientifique publié dans Norois, Environnement, aménagement et société, numéro 223, 2012.

[3] Michel Michel, « ville moyenne, ville-moyen ». Article scientifique publié dans « Annales de Géographie », numéro 478, 1977.

[4] Roger Brunet, « Territoires de France et d’Europe. Raisons de géographe ». Edition Belin, 1997.

[5] Bouba-Olga Olivier, « Dynamiques territoriales – Eloge de la diversité » Editions Atlantique , 2017.

[6] Dans les Cévennes, seules 5% des châtaigneraies sont aujourd’hui toujours cultivées.

[7] Florentin Daniel, Fol Sylvie et Roth Helen, « La stadtschrumpfung ou « rétrécissement urbain » en Allemagne : un champ de recherche émergent ». Cybergeo : European Journal of Geography, Espaces, Société, Territoire, 2009.

 

Damien Deville est géo-anthropologue et coprésident de l’association Ayya.