I
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Anthelme et Sophronie étaient partis au matin de Montceau et avaient visité ce village perché dont le dernier habitant était parti en 2045, il y a cinq ans déjà. Puis ils avaient repris la route de Mâcon. Plus personne ne passait par là depuis que l’ancienne ville minière avait été désertée parce qu’on n’y trouvait plus d’eau potable. Quelques dizaines de familles y vivaient encore grâce à un système de recueil de l’eau de pluie qu’elles avaient bricolé en reliant les descentes des toits mais petit à petit les maisons s’écroulaient. Il fallait raccorder celles qui restaient debout de plus en plus loin et les réserves ne suffiraient bientôt plus pour arroser les jardins pendant les six mois de forte chaleur.
Les deux enfants voulaient comprendre ce qui s’était passé et vérifier par eux-mêmes les récits des vieux. L’eau avait presque disparu en une vingtaine d’années, alors qu’il en aurait fallu davantage pour résister à la sécheresse qui se faisait sentir de plus en plus durement. C’était, disait-on, parce que les stations d’épuration ne fonctionnaient plus, parce que les cours d’eau étaient asséchés par ceux qui s’entêtaient à cultiver du maïs, à élever des bovins en trop grande quantité, parce qu’on gâchait dix litres d’eau à chaque fois qu’on allait faire pipi …Tant qu’il y avait eu de l’argent à faire, tout avait continué. Et malgré ce que l’on voyait venir, il y avait eu cette chose invraisemblable à laquelle Anthelme et Sophronie, les descendants des deux dernières familles du Plessis, ne voulaient pas croire.
Un soir qu’ils dînaient ensemble, prenant le frais au-dehors, la grand-mère de Sophronie jeta un regard las sur la boue craquelée de ce qu’ils appelaient encore le lac. Elle dit : « Quand je pense qu’il y avait là-haut un parc de loisirs dans lequel des gens venaient de loin en famille pour passer une semaine à barboter dans l’eau, dans une énorme bulle qu’il fallait chauffer pour qu’elle reste toute l’année à la température des tropiques … ».
Les enfants s’étaient regardés avec des yeux ronds. La mémé était maintenant bien vieille, ce devait être ça. Mais elle avait vu leur incrédulité et leur avait montré qu’elle avait encore bien toute sa tête. Elle était allée chercher une vieille carte et avait dit, pointant son doigt noueux, « c’est là ». Là, c’était Le Rouget. Personne n’était plus allé dans ce coin rendu à la forêt depuis plus de vingt ans. Ou plutôt rendu aux buissons et à la friche d’après la grand-mère, parce que la forêt avait été bien entamée et que ça ne repousse pas comme ça. Là, il y avait un petit lac où vivaient des tortues.
Le doute sur les facultés de l’ancêtre reprit. Des tortues, et quoi encore ? « Si je vous le dis !, insista-t-elle, et autour de la bulle – ils appelaient ça une bulle tropicale, je crois – il y avait plusieurs centaines de petites maisons pour loger les vacanciers ».
La petite école qui permettait encore aux dernières familles de faire apprendre à lire, écrire et compter à leurs enfants avait fermé pour les vacances de Pâques. À quinze ans, les grands y allaient encore, pour s’occuper des plus petits et profiter de ce que l’instit pouvait leur apprendre, à la place du collège. Parce qu’il aurait fallu aller en pension à Mâcon et on n’en avait pas les moyens depuis que l’école n’était plus gratuite. Sophronie avait convaincu Anthelme de profiter des vacances pour aller voir si ce que disait la grand-mère était vrai.
Il devait bien rester quelque chose de ce « Parc Center ». C’est le nom bizarre, leur avait-elle expliqué, qu’on donnait à ce paradis artificiel plein d’eau pour jouer. Le Parc Center excitait leur imagination.
Ils étaient partis sac au dos et maintenant ils l’avaient trouvé. Ils étaient bien au point indiqué sur la carte. Et ce n’était pas beau à voir. Tout avait été abandonné. La bulle avait craqué, les bassins étaient pleins de feuilles et d’eau de pluie croupie, des véhicules utilitaires rouillaient tout autour et les maisonnettes effondrées laissaient apparaître des restes de meubles, d’ustensiles de cuisine, d’appareils électroménagers restés là malgré les pillages qui, d’après les journaux qu’on pouvait encore trouver dans les maisons abandonnées de Montceau, avaient donné lieu à quelques arrestations qui n’avaient pas empêché que ça continue encore quelque temps, après la fermeture.
Le petit lac à côté n’existait plus. Des roseaux poussaient encore çà et là, où persistait un peu d’humidité, dans les fonds colmatés. Les tortues, sans doute, avaient disparu. C’était une espèce aquatique. Anthelme se fit la réflexion qu’on ne pourrait pas vérifier ce que disait la grand-mère sur ce point, à moins de trouver des carapaces. Ce serait difficile parce qu’il paraît qu’elles étaient petites. Combien de temps met une carapace à se décomposer ? Il rêvassait là-dessus, et se disait que de toute façon il ne devait pas en rester beaucoup à la fin du Parc center qui était juste à côté, quand Sophronie l’appela.
« Viens voir ! » Elle avait trouvé un panneau plastifié sur lequel on pouvait encore lire « Produits du terroir », avec l’image d’une chèvre et celle d’une bouteille de Mâcon-village. Et à côté une enseigne de restaurant et une autre un peu plus loin, « Office de tourisme », avec une représentation du Mont-Saint-Vincent qui leur donna une idée de ce que pouvait être ce village avant l’état d’abandon dans lequel ils l’avaient trouvé sur leur chemin.
Ils sortirent le pique-nique de leur sac et mangèrent là.
Il était déjà trois heures de l’après-midi. Il faisait chaud. Ils avaient prévu de dormir à la belle étoile et de rentrer le lendemain.
Il ne devait pas y avoir trop de bêtes sauvages dangereuses dans ce coin.
Les loups étaient revenus, on en avait vu passer près de l’ancien canal, mais ici ils n’y avait pas grand-chose à manger – à part eux… cette pensée leur fit un peu peur. Ils se dirent pour se rassurer qu’ils leur parleraient s’il en venait et qu’il y aurait moyen de s’arranger en partageant les restes de leur repas.
La fin de la journée se passa à explorer les décombres, en faisant attention de ne pas se blesser. Quelques trouvailles encore, un vélo trop rouillé pour servir, des boîtes de conserve, deux pots de Noisella qui les auraient bien tentés malgré ce qu’on leur avait appris sur l’huile de palme et la disparition des Orangs-Outangs, mais la sagesse recommandait de ne pas toucher à ces vestiges depuis longtemps périmés.
À la tombée de la nuit, ils firent un lit de fougères, s’allongèrent et, main dans la main, contemplèrent le ciel étoilé dont la beauté leur fit oublier le champ de ruines où ils se trouvaient et la folie de ceux qui, du temps de sa grandeur, se moquaient bien de ce qu’il adviendrait. Ce qui était advenu, c’était eux, leur vie d’aujourd’hui. Et la grand-mère avait dit vrai.
Un souffle d’air frais réveilla Anthelme vers six heures du matin. Il ouvrit les yeux et se retourna. Alors il vit deux yeux jaunes à quelques pas de leur bivouac sommaire, qui le regardaient fixement. Il eut peur, un instant. Puis il comprit tout de suite qu’avec Sophronie ils avaient pénétré dans un monde qui n’appartenait plus aux humains. Un monde dont les habitants les avaient admis pour une nuit, avec bienveillance. Mais maintenant il fallait partir. Il réveilla son amie. Ils prirent le chemin du retour. Ce n’est qu’une fois sortis des bois qu’il lui raconta sa rencontre matinale. Alors qu’ils avaient entamé la descente vers Montceau, avec à leur gauche le clocher de Gourdon encore fièrement élevé, après longtemps de silence, Sophronie dit : «La nature va panser ses blessures. Pourvu que ce ne soit pas trop infecté. Nous n’avons rien à faire chez elle si nous ne l’aimons pas, et nous mourrons ».
« Je crois que je la vois autrement aujourd’hui, la nature, dit Anthelme. Nous lui appartenons ». Un moment plus tard, regardant Gourdon, Sophronie répondit « Tu vois, ce que les hommes ont construit il y a très longtemps est encore debout, ils ont dû le faire avec l’accord de la nature. Ce que les hommes ont construit il y a cent ans ou cinquante ans en la détruisant n’a pas tenu, et eux non plus n’ont pas tenu face à elle ». « Nous sommes des survivants, dit Anthelme. Et nous vivons avec la permission des loups. C’est comme ça que le monde renaît, je l’ai lu dans les livres et nous venons de le vivre. Tu ne crois pas ? »
II
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Ils arrivaient. On va avoir des questions à poser à nos parents, se dirent-ils. Au moment de retrouver leurs familles, ce fut comme s’ils les avaient quittées depuis longtemps. Il leur semblait qu’ils revenaient d’un long voyage. Une curieuse impression accompagnait les embrassades. Les parents les avaient laissés faire mais leurs baisers plus forts, leur façon inhabituelle de les serrer longtemps dans leurs bras montraient l’inquiétude de leur attente et leur soulagement de les revoir sains et saufs.
Les enfants étaient heureux, satisfaits de retrouver leurs parents autour d’un bon dîner. Mais ceux qu’ils avaient toujours connus et aimés, papa, maman, la grand-mère, leur apparaissaient avec une part d’étrangeté. Ils les voyaient maintenant comme des survivants. Ils avaient en eux une histoire inconnue qu’il fallait découvrir. Une histoire de départs et de fins. Où étaient partis tous les habitants de la ville ? Y avait-il eu une décision, des choix, des affrontements ? Que signifiaient ces mots qu’ils avaient vus écrits au bas des vestiges des panneaux au Parc Center : Conseil départemental, Conseil régional, et celui-là encore : Construire et Vacances ?
Ils avaient appris un peu d’histoire et savaient que la société était organisée avec un système d’élections et de représentants de la population siégeant dans des conseils, à différentes échelles du territoire, et que tout cela avait disparu lors de ce qu’on appelait « les grandes migrations ».
Mais ils n’avaient pas réalisé que c’était si proche, qu’il n’avait fallu que quelques dizaines d’années pour que les territoires les plus fragiles se vident de leurs habitants, que cela s’était produit à l’échelle du monde entier et que d’autres endroits, qu’ils ne connaissaient pas, avaient vu tous ces gens s’amonceler, survivre tant bien que mal dans des sortes de camps de réfugiés qui ne faisaient plus de différence entre ceux qui venaient de loin et ceux qui n’avaient fait qu’une ou deux centaines de kilomètres, poussés par les mêmes pénuries et qui partageaient maintenant la même misère. Tout cela avait complètement désorganisé les administrations, les pouvoirs en place. Les impôts avaient disparu, il n’y avait plus de gestion publique et les plus fortunés avaient fui on ne sait où. On disait qu’ils étaient partis dans des endroits tenus secrets, bien gardés, et menaient encore belle vie à l’écart du monde qui s’écroulait.
Mais ce qu’Anthelme et Sophronie venaient de réaliser, c’est que leurs parents et leurs grands-parents à eux avaient vécu cette époque. Ils n’avaient rien fait, rien pu faire, tout subi ? Dans leur tête tout se mélangeait. Un vague sentiment d’âge d’or disparu, avec des images de nuits éclairées, de vitesse, de fêtes insouciantes, alternait avec des visions imaginées de gens mourant par milliers sur les mers, sur les routes, abandonnés, affamés ou tués par des milices hors de contrôle, sous le regard des populations paralysées par la peur.
Il fallait dormir. Tout ce tumulte et les questions qui leur montaient aux lèvres les submergeaient. Demain ils essaieraient de savoir comment ils se retrouvaient là, à l’écart de ce monde à la dérive dont ils ne savaient pas à quelle distance il se trouvait du leur.
III
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« Nous sommes en contact avec les tribus voisines et avons même des nouvelles des plus lointaines. Quelques-uns vont de temps à autre se mêler incognito aux foules des villes pour voir où en sont les choses et nous ramènent les informations nécessaires pour prévoir nos déplacements. Jusqu’à présent notre tribu n’a pas eu besoin de changer de lieu ».
« À quinze ans, il fallait que vous sachiez, c’est pour cela que nous vous avons laissé partir. Pas trop loin, mais c’était suffisant pour que vous compreniez. L’occasion nous en a été donnée par la grand-mère qui a évoqué le Parc center et a piqué votre curiosité. Vous avez été courageux d’y aller. Bravo. Les loups vous ont surveillés. Vous n’avez pas eu peur ».
« Je me souviens, dit la mère de Sophronie, ce n’étaient pas les bêtes sauvages qui nous avaient fait peur quand nos parents… » Elle se remémorait à voix haute :
Un gaillard en uniforme se tenait devant le groupe. « Arrêtez avec vos légendes ! Sur ordre du Préfet, je vous expulse. Cette ZAD a assez duré. Il y a des milliers d’euros qui se perdent à cause de vous. Vous effrayez les touristes. Vous n’avez pas le droit de raconter toutes ces sottises à vos enfants. Nous avons mission de vous les retirer pour les envoyer à l’École Libre de la France et leur apprendre à défendre nos frontières. Allez, c’est fini, obéissez ! »
« Je me souviens, ma mie. Dans le fracas des grenades, nous avons fui. Puis le monde s’est fragmenté, fracturé. Nous sommes ici, maintenant »
Déjà, les enfants rêvaient d’autres voyages. Se glisser dans les angles des cités exilées. Aller à la rencontre des autres tribus, recoudre avec elles la robe bleue du Monde.
IV
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À moins que … Des bruits ont couru qu’une grande agitation régnait depuis des mois dans les camps autour des villes, à Mâcon, à Chalon. La tribu de la Plaine se trouve entre les deux, aux environs de Tournus. Ils cultivent les céréales que nous attendons. Nous n’en produisons pas suffisamment à Montceau, nous manquons d’eau. Nous leur fournissons en échange le métal que nous récupérons dans l’ancienne ville et dans les ruines des usines.
Habituellement nous les voyons tous les trois mois. Leur route suit la voie antique, par le Col des Chèvres, Saint-Gengoux, Joncy, le bas du Mont-Saint-Vincent. Ils voyagent à pied avec leurs ânes. Nous avons des groupes amis aux étapes. La campagne est calme depuis longtemps. Il est peu probable qu’ils aient eu des ennuis en chemin.
La dernière razzia venue des camps remonte à plus de dix ans. Ils ont établi de bonnes relations avec les réfugiés. Ils leur fournissent des légumes frais qui améliorent leur quotidien.
On a vite compris que les meneurs de l’expédition qui avait saccagé leurs cultures étaient payés par les grands distributeurs qui n’ont pas disparu et font encore de gros bénéfices en revendant leur camelote dans les camps sous couvert d’une association caritative qu’ils ont eux-mêmes montée. Les dons des citadins qui achètent ainsi leur tranquillité et le salut de leur âme financent bien au-dessus de leur coût réel les marchandises distribuées. Ce fonctionnement maffieux ne tolère pas qu’il y ait d’autres voies d’approvisionnement. Il a fallu s’organiser pour protéger la tribu de la plaine et d’autres.
Mais des troubles importants sont réapparus parce que les denrées alimentaires de base sont venues à manquer, les réseaux de distribution subissant une grave pénurie du fait d’une alternance accrue des périodes de sécheresse et de pluies diluviennes dans les zones de production. Difficulté majorée par les incendies et les coulées de boue qui perturbent les transports.
Voilà ce que nous savons. Nos amis ont-ils été attaqués ? Nous devons envoyer une petite équipe pour voir ce qu’il en est. »
La réunion se terminait. La nuit était tombée. Anthelme et Sophronie se dirent brièvement qu’ils allaient essayer de faire partie de l’expédition et allèrent se coucher.
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Un an et trois mois avaient passé depuis que les deux ados étaient allés découvrir les ruines de la folie du vieux monde. Ils avaient beaucoup réfléchi à ce mélange d’insouciance, d’incapacité à prendre au sérieux les signaux d’alarme venus de la nature et d’un besoin toujours plus grand de tirer d’elle plus qu’elle ne pouvait donner, pour entretenir la compétition entre les princes du monde au détriment des milliards de gens qui continuaient cependant à leur obéir. Cela paraissait incompréhensible et cela avait pourtant continué jusqu’au bout.
ILLUSTRATION : SIMON PASIEKA
… Suite du feuilleton au prochain numéro.