Au-delà des réformes Blanquer, construire une pédagogie et une école de la solidarité

Au-delà des réformes Blanquer, construire une pédagogie et une école de la solidarité
• Carte blanche à Philippe Meirieu, chercheur en sciences de l’éducation. 

École : une série de mesures problématiques.

C
ette rentrée scolaire a vu l’entrée en vigueur de la « loi Blanquer » et l’application de nombreuses nouvelles mesures dans l’Éducation nationale. Il faudrait, bien sûr, analyser une par une les réformes en cours pour en faire une critique argumentée. Nous nous en tiendrons, ici, à quelques points de repère, renvoyant les lecteurs aux médias spécialisés pour plus d’information [1].

La scolarisation obligatoire à trois ans n’est vraiment pas, contrairement aux annonces, une mesure sociale : elle ne touche que très peu d’enfants et permet de verser 50 millions d’euros par an aux établissements privés qui scolarisent essentiellement des familles aisées… notons d’ailleurs – ironie de l’histoire – que le gouvernement a refusé un amendement qui aurait permis de scolariser les enfants dont les parents n’ont pas d’adresse (réfugiés, habitants des squats et des hôtels sociaux…) : drôle de manière de rapprocher l’école de ceux et celles qui en sont le plus éloignés ! Pour les fils et filles de privilégiés, au contraire, c’est le jackpot ! La création d’établissements publics internationaux, qui scolariseront des enfants soigneusement sélectionnés de l’école primaire jusqu’à la terminale, est un bond de près de 80 ans en arrière, avant le Front populaire, à l’époque où les lycées prestigieux des grandes villes recrutaient leurs élèves dès l’école primaire et constituaient un réseau étanche réservé à la grande bourgeoisie… Le remplacement du « Conseil National d’Évaluation du système SCOlaire » (CNESCO), qui avait fait preuve de son indépendance, par un « Conseil d’Évaluation de l’école », dont le ministre nommera 10 membres sur 14, en dit long sur la reprise en main et le caporalisme à l’œuvre, tout comme le fameux article 1 de la loi qui met les enseignants sous surveillance tout en affirmant l’impératif de la « confiance » ! Quant à la réforme du baccalauréat, elle installe une logique du self-service dans les lycées qui ne manquera pas de profiter aux élèves des familles les plus initiées et les plus proches des lycées présentant toutes les options possibles… Pour faire vivre la devise républicaine – Liberté, égalité, fraternité – le gouvernement a choisi : pas question de faire bénéficier les lycéens professionnels de l’enseignement de la philosophie, pas question de travailler à plus de mixité sociale dans les établissements, pas question de moduler systématiquement la dotation complète (salaires compris) aux établissements publics et privés en fonction des difficultés sociales des enfants qu’ils scolarisent… il y a bien mieux : chaque classe devra disposer une affichette présentant le drapeau français et les paroles de La Marseillaise ! Triste et ridicule : les adultes, en effet, ne transmettent pas aux élèves les valeurs qu’ils affichent, mais bien celles qu’ils mettent en pratique ! Nous ne formerons nos enfants aux « valeurs de la République » qu’autant que nous nous efforcerons de les mettre en œuvre au quotidien dans l’institution qui les scolarise. Le reste n’est que dangereuses songeries nationalistes… Et, pendant ce temps, la mise au pas de l’école primaire, avec des programmes rétrogrades et des instructions techniques qui transforment les enseignants en simples exécutants de procédures « scientifiques », se poursuit inexorablement… Tandis que, droit dans ses bottes, le ministre annonce une augmentation des professeurs de 300 euros brut par an… augmentation décidée par le précédent gouvernement et gelée par l’actuel jusqu’à aujourd’hui !

 

Un double mouvement de fond

Mais, on aurait tort de ne considérer les « réformes Blanquer » que comme des mesures isolées plus ou moins critiquables séparément. En réalité, elles s’inscrivent parfaitement dans une perspective plus globale caractérisée par un double mouvement : une homogénéisation technocratiqueet simultanément, quoique cela apparaisse contradictoire, une clanification sociologique. L’homogénéisation technocratique serait imposée, nous explique-t-on, par les comparaisons et les évaluations internationales, elles-mêmes déclinées à l’infini en évaluations nationales, en évaluations locales, en évaluations dans la classe, et, à terme, si ce n’est déjà engagé, en évaluation individuelle des enseignants. Or, ces évaluations réduisent systématiquement tout projet éducatif à ce qui est mesurable, quantifiable et, désormais, comparable grâce à la monnaie commune que constituent les évaluations internationales PISA [2] et qui permettent de mettre toute l’éducation en marché dans la grande « Bourse » qu’est devenue l’OCDE. Car, n’en doutons pas : PISA, c’est la monnaie commune qui permet aujourd’hui de comparer et de mettre en concurrence systématiquement tous les acteurs des systèmes scolaires ; PISA, c’est aussi un moyen pour imposer à tous ces acteurs de n’enseigner que ce qui sera évalué par PISA ; et c’est la soumission à PISA qui impose de donner la priorité dans tout enseignement à ce qui peut être comparé – des compétences standardisées au détriment de toute autre dimension sociale et culturelle – afin de mettre les personnes, les collectifs, les nations en concurrence. Cette homogénéisation technocratique, les enseignants la vivent tous les jours à travers une conception des programmes de plus en plus bureaucratique et des prescriptions pédagogiques issues, leur dit-on, des « données probantes ». 

En réalité, contrairement à ce que certains imaginent, cette homogénéisation technocratique n’est pas le contraire du libéralisme, et elle en est le corollaire. C’est, en effet, grâce à la multitude de comparaisons et d’évaluations standardisées qui nous envahissent qu’on peut libéraliser le système. C’est en fournissant le maximum d’indicateurs aux « consommateurs d’école » que l’on permet à ceux-ci de faire leur marché. Et c’est parce que les « consommateurs d’école » font leur marché en cherchant, d’abord, l’intérêt – ou, plus exactement, ce qu’ils perçoivent comme l’intérêt – de leurs enfants, que se développent une clanification et une hiérarchisation implacables des écoles et établissements. On assiste ainsi au triomphe de « l’entre-soi », à travers des écoles dites « alternatives » qui surfent allègrement sur l’individualisme et le « développement personnel », à travers aussi certaines écoles privées qui fonctionnent comme des ghettos sociaux, et à travers, d’une manière encore plus perfide, le « Nouveau Management Public » qui impose au service public lui-même de fonctionner sur le mode du privé : économies d’échelle, externalisation des services, mise en concurrence des agents, obligation de résultats, etc. C’est le triomphe de « l’école efficace » qui – sans s’interroger sur « Efficace pour qui ? », « Efficace pour quoi ? » – permet d’organiser la mise en marché de l’éducation.

 

Vers une « École du commun » fondée sur la solidarité

Il faut donc interroger le paradigme de « l’école efficace ». Quand notre société tout entière est tentée par toutes les formes de ghettoïsation, il faut dire notre attachement à une école publique qui soit, en même temps, une école pour toutes et tous et une école du commun, une école accueillante avec chacune et chacun, d’où qu’il vienne et quel qu’il soit, et une école qui prenne soin de notre monde commun. Nous avons besoin d’un travail pédagogique continu sur la construction de collectifs qui assument, tout à la fois, le droit à la différence et le droit à la ressemblance, la possibilité d’être traité dans sa singularité et celle d’être reconnu, avec tous les autres, comme des êtres embarqués dans la même aventure, au sein d’un même monde, en quête, ensemble, du « bien commun ».

Car, jamais, en effet, nous n’avons autant eu besoin de rappeler qu’avant d’être une valeur, la solidarité est un fait. Que nous le voulions ou non, nous sommes solidaires. Pour le pire peut-être. Pour le meilleur, si nous le décidons. Et l’idéal de coopération que les pédagogues de jadis avaient proposé au nom de considérations morales et sociales s’impose aujourd’hui comme un enjeu civilisationnel. Car, si, au-delà des réformes de tuyauterie, nous cherchons un sens à nos institutions scolaires, si nous ne voulons pas les laisser se transformer en machines technocratiques au service de la concurrence généralisée, il n’y a guère que là que nous puissions le trouver. Et, mettre la solidarité au cœur de l’École, ce n’est pas une vue de l’esprit, une intention générale et généreuse… c’est une manière de repenser aussi bien les programmes que l’organisation scolaire, la filiarisation des établissements que les pratiques quotidiennes, c’est apprendre, au jour le jour, à « faire ensemble » et non pas individuellement, les uns contre les autres.

D’autant plus que, quand tant d’écrits sur l’éducation débitent des lieux communs éculés sur l’épanouissement de l’enfant et la réussite de tous – comme si quiconque pouvait se porter en faux contre de telles généralités bienfaisantes ! –, il ne faut pas hésiter à identifier des lignes de clivage. C’est, d’abord, le principe d’éducabilité contre tous les fatalismes : le fatalisme des dons et celui de la reproduction sociale, celui de tous les « c’est comme ça ! » et de tous les « on n’y peut rien ! ». C’est aussi la visée émancipatrice à travers un usage de la raison qui permette de résister à toutes les formes d’emprise et de préférer la recherche de la vérité à l’enfermement dans les certitudes au nom desquelles on est prêt à détruire le monde. C’est, enfin, un projet résolu de démocratisation de l’accès aux savoirs libérateurs, contre toutes les formes de confiscation et d’élitisme.

Il y a donc une autre voie possible que celle des « réformes Blanquer » et c’est celle d’une École et d’une pédagogie de la solidarité. Voilà aujourd’hui le seul moyen pour faire échapper l’éducation à la concurrence mortifère dans laquelle les technocrates et les « managers » voudraient l’enfermer. Il nous faut une École qui, à tous les niveaux, promeuve la mixité sociale, l’entraide et la coopération. Il nous faut montrer concrètement à nos enfants qu’il y a plus de plaisir à partager l’inépuisable – les connaissances scientifiques et les créations artistiques, les engagements pour un avenir meilleur et les joies du « faire ensemble » – qu’à consommer frénétiquement l’épuisable jusqu’à notre anéantissement. Car n’en doutons pas : le véritable projet des adultes se lit moins dans leurs déclarations d’intention que dans ce qu’ils offrent à leurs enfants pour investir leur désir de grandir. Et que peut-on leur offrir de mieux aujourd’hui qu’une « pédagogie de la solidarité » ?

 

[1] Voir, en particulier, le site du Café pédagogique particulièrement bien informé et dont les analyses sont fort pertinentes :http://www.cafepedagogique.net/Pages/Accueil.aspx

[2] Le Programme International pour le Suivi des Acquis des élèves (PISA) est une évaluation créée par l’Organisation de Coopération et de Développement Économiques (OCDE), qui vise à tester les compétences des élèves de 15 ans en lecture, sciences et mathématiques.

 

Photo : Marie-Lan Nguyen