De la post-vérité à l’effacement du politique

De la post-vérité à l’effacement du politique

« On s’exposerait à des catastrophes de la pire espèce si on essayait de se défaire de la notion de vérité ou de l’accommoder à sa convenance ». Bertrand Russel

 

D
epuis l’élection de Trump et le vote des britanniques en faveur du Brexit, une série d’expressions se sont largement imposées dans le débat public : fake news, faits alternatifs ou encore post-vérité. De nombreux essais [1], articles, s’attachent à définir et à circonscrire ce qui nous arrive avec l’avènement de la post-vérité. Qu’y a-t-il finalement de si nouveau dans la post-vérité par rapport au mensonge ou à la propagande classique ? Après le post-modernisme, le post-capitalisme ou la post-démocratie, la post-vérité ne serait-elle qu’un nouvel avatar du “postruisme” et de l’emploi du préfixe “post” dont notre époque serait friand ? Faut-il s’en réjouir ou s’en inquiéter quand l’avènement de la post-vérité semble dérégler notre rapport à la vérité ? La vérité ne serait-elle plus qu’une affaire d’opinion, de croyance et d’émotion ? Et comment préserver l’idée d’un monde commun, d’une assise commune et d’une langue partagée, si chacun s’en remet à sa “propre” vérité fantasmée sur les faits ou sur les choses, au gré de ce qui l’arrange ? Enfin, mesure-t-on avec suffisamment de rigueur, les conséquences sur la vie politique, sur le fonctionnement de nos démocraties et sur la construction du “vivre en commun” d’une telle débauche de contre vérités, de faits alternatifs, quand la vérité est réduite à l’état de contingence et quand la seule énonciation-transmission suffit à faire d’un argument une vérité ?

 

Qu’est-ce que la post-vérité ?

C’est en 2016 que le dictionnaire d’Oxford définit l’expression comme le produit de « circonstances dans lesquelles les faits objectifs ont moins d’influence pour modeler l’opinion publique que les appels à l’émotion et aux opinions personnelles ». D’un coté, donc, des faits objectifs ayant perdu leur pouvoir de prescription (concurrencés par des faits alternatifs) et de l’autre l’appel à l’émotion comme mise en forme de l’opinion. Faits objectifs contre opinions personnelles, conduisant à une sorte de privatisation de la vérité, renforcée par l’atomisation/fragmentation du corps social, chacun se considérant porteur de vérité, une vérité souple, personnelle, non contraignante et révisable à tout moment. Nos démocraties de l’émotion ont remplacé l’usage de l’argumentation raisonnée par le tweet, le slogan, la formule choc, sur fond d’indifférence à la vérité. Car ce qui est nouveau dans notre configuration actuelle, n’est pas l’usage du faux ou du mensonge mais l’indifférence à toute forme de cheminement critique et de normativité fondée sur l’hypothèse de vérités universalisables. « La post-vérité laisse entrevoir la possibilité d’un régime d’indifférence à la vérité, et même l’abolition de sa valeur normative par l’effacement du partage entre le vrai et le faux. » (Myriam Revault d’Allonnes). Les passions partisanes, les communautés virtuelles refermées sur elles-mêmes et leurs certitudes idéologiques, remplacent la considération des faits (qui devrait en toute logique nous contraindre).

Plus rien ne tient vraiment, tout se dit, tout se formule, tout s’équivaut, d’autant que l’infrastructure informationnelle rend possible la multiplication et la diffusion virale de toute information, vraie ou fausse, peu importe. Ce que Maurizio Ferraris analyse minutieusement dans son dernier essai en associant le règne de la post-vérité à la documentalité, soit l’idée que nos sociétés ont toujours besoin de documents, de supports et de technologies spécifiques pour les enregistrer (garder les traces) et les transmettre. La post-vérité est liée à l’inflation médiatique et à la possibilité de faire circuler, par l’intermédiaire des réseaux, des documents (textes, images, sons) sous une forme atomisée où chaque récepteur est à la fois émetteur et transmetteur. La post-vérité (que Ferraris orthographie poste-vérité pour signifier « la vérité qu’on poste sur les réseaux sociaux ») s’appuie sur les conditions technologiques du web qui lui assurent viralité (la croissance vertigineuse des connexions et la vitesse de transmission) et dimension mystifiante (création d’identités factices, d’avatars, de pseudonymes qui facilitent la production de fausses informations et leur diffusion via des plateformes et interfaces diverses). Cette production serait devenue, selon Ferraris, la production principale de l’Occident. « Le web devient ainsi le règne du “on-dit”, et la communauté de la communication, une communauté de désinformation » où la rumeur, le soupçon et la fermeture ont remplacé le doute, la nuance et l’éthique de la pensée. Seule l’auto-affirmation subjective importe au détriment du fait dans sa factualité pure qui devient encombrante et soumise aux assauts du fait alternatif.

Ce que la post-vérité fait à la politique

Après Trump et le Brexit, le macronisme ajoute une pièce supplémentaire au règne de l’imposture avec l’usage affirmé et permanent du faux et du travestissement [2]. Insidieusement quelque chose d’inquiétant parcourt nos démocraties qui a nom populisme, démagogie ou illibéralisme. Foin de la séparation des pouvoirs, foin du pluralisme, foin de l’inquiétude et de la conflictualité inhérente à toute forme de démocratie vivante. Seuls comptent les arguments qui conforteront le pouvoir, que ceux-ci n’aient qu’un lointain rapport avec la réalité des faits.

Bien entendu, nous savons que la problématique de la vérité en politique n’est pas une problématique nouvelle et que la tension entre vérité et politique a toujours existé. Dès l’introduction de son essai, Myriam Revault d’Allonnes rappelle que « vérité et politique, on le sait, n’ont jamais fait bon ménage. Non seulement parce qu’il est communément admis que l’exercice du pouvoir ne va pas sans la pratique du mensonge et de la manipulation (…) mais parce qu’on est porté à soupçonner que la recherche de la vérité est incompatible avec l’exercice de la politique au jour le jour ». Ce qui est nouveau, pourtant, est la puissance du dispositif technologique dans lequel s’inscrit la post-vérité et le bon ou le mauvais usage de la langue. Le rôle joué par les réseaux sociaux dans la communication, expose la parole politique à un perpétuel vacarme, au poids des émotions, du ressentiment ou de la fabulation. L’ironie, le relativisme ou le cynisme transforment la parole politique qui perd en consistance ou en crédit ce qu’elle gagne fugitivement en captation de l’attention. Or la question de la consistance de la parole publique est une question essentielle. Quand tout se dit et se contredit, quand les mots du politique résonnent dans le vide, alors plus rien ne tient et le discrédit général s’installe au cœur de la communauté politique. Ce qui conduit, non seulement, à la crise de tous les corps intermédiaires (partis, syndicats…) mais à la montée du « dégagisme » ou à l’indifférence vis à vis du fonctionnement des institutions démocratiques (la montée de l’abstention en est un symptôme [3]. Dans ces conditions, le pire est à redouter avec l’effacement progressif du politique, de la parole partagée comme de la délibération collective, pour ne laisser place qu’à des formes de gouvernement des hommes, machiniques et/ou algorithmiques. Reste, dans nos démocraties, des résidus de parole politique, suspects a priori et suspendus dans le vide. Sans prise sur le réel. Or « le monde devient un désert dès lors que se défait le sens commun que nous avons en partage et qui nous permet (…) d’entretenir avec le monde une relation sensible à laquelle nous pouvons nous fier » (Revault d’Allonnes).

Nous avions appris de nos lointains ancêtres que l’homme était un animal politique. Que restera-t-il de lui, de nous, quand la post-vérité aura éclipsé dans l’indifférence toute forme de distinction entre le vrai et le faux ? Un désert peut être…

 

  • [1] Pour ne retenir que deux ouvrages récents: Postvérité et autres énigmes, Maurizio Ferraris, PUF; La faiblesse du vrai, Myriam Revault d’Allonnes, Seuil.
  • [2] À cet égard, les exemples sont nombreux. Récemment, c’est le ministre de l’Intérieur sur la pseudo attaque de la Pitié-Salpêtrière, les mensonges de Benalla devant la commission du Sénat ou encore la gestion du cas de Geneviève Legay, cette militante d’Attac blessée à la tête après avoir chuté lors de l’acte XIX des gilets jaunes.
  • [3] Sur toute cette problématique, je me permets de renvoyer à mon essai, De nouveaux défis pour l’écologie politique, Editions Utopia.