Chronique d’un emballement planétaire

Chronique d’un emballement planétaire

Commencée en mars 2020 au début du premier confinement, la Chronique d’un emballement planétaire se termine provisoirement à la fin de l’été 2020, au moment où l’Europe et la France redoutent une seconde vague de la pandémie

[Extraits de l’ouvrage d’Alain Coulombel, à paraître en janvier 2021 aux Éditions Libre & Solidaire]

J
our après jour, le coronavirus aura déplié ses effets sur la vie quotidienne de nos concitoyen.ne.s et dessiné les traits d’un nouvel imaginaire, celui de la pandémie, avec ses peurs et ses menaces, ses nouveaux comportements et ses nouvelles manières d’être (gestes barrières, distanciation physique, port du masque), ses nouvelles modalités de consommation et de travail (télétravail, télémédecine, e-commerce…) ou encore ses nouvelles technologies de surveillance (tracking, usage des drones dans l’espace public).

Si toutes ces tendances existaient avant le début de la pandémie, la Covid-19, aura joué un rôle d’accélérateur, tout en révélant l’extrême vulnérabilité de nos sociétés, de leur modèle économique et social, la fragilité de leur système de santé publique malmenée par plusieurs décennies de politique austéritaire ou encore les impasses de la métropolisation des territoires.

Beaucoup d’encre a déjà coulé pour tenter d’expliquer l’emballement et la panique qui ont accompagné l’émergence du SARS-Cov-2. Au moment où se referme cette chronique, la pandémie est loin d’avoir produit tous ses effets. Devrons-nous apprendre à vivre définitivement sous le signe des coronavirus ?

Extraits :

Coup d’arrêt ou arrêt de mort

Coup d’arrêt ou arrêt de mort (II) – « Il y aura, désormais, ce qui s’est écrit avant l’arrêt, le redoutant et, cependant, fasciné, tournant autour et ce qui s’est écrit après – en même temps ? -, l’acceptant, le subissant ou, mieux, l’appliquant. » (Maurice Blanchot dans L’Arrêt de mort).

Pourquoi tant de frayeur et d’emballement devant ce virus ? Au point de stopper net trois quart de nos activités, d’encaserner la population mondiale, de limiter le fonctionnement des institutions politiques, de réduire à la portion congrue l’ensemble des événements sportifs, des congrès et des spectacles prévus – JO reportés, Tour de France reporté, Festival d’Avignon annulé, Championnat de football annulé, Festival de Cannes suspendu, Salon mondial de l’automobile annulé -, etc., etc. la liste serait trop longue, des foires, des carnavals, des directs, des salons, tout bonnement effacés de la carte du monde et de l’agenda de nos projets. Coup d’arrêt brutal. Stop. Passés à la trappe, les voyages intercontinentaux, la visite des Offices ou de la Pyramide du Louvre, les photos du Taj Mahal ou du Palais des Doges, les spectacles de Broadway, les croisières à travers le monde, l’exotisme des marchés tropicaux, l’alignement des corps devant les enseignes des Champs Élysées. Rien ne sera plus comme avant, dit-on. « L’extraordinaire, nous dit Blanchot, commence au moment où je m’arrête ». Le retour de l’an 02. Tout s’arrête et tout chute et ce n’est pas si joyeux. Dans quel état allons-nous sortir de là ? Les indices boursiers chutent, les cours du pétrole s’effondrent jusqu’à devenir négatifs, les émissions de GES chutent, le transport aérien chute, le PIB mondial chute, mais aussi la délinquance, le bruit, les vols et ce que nous éprouvons, collectivement, relève probablement de cette dimension vertigineuse de la chute. Tout semble aller si vite et nous ne savons pas comment ralentir la vitesse de la chute ? De quels amortisseurs disposons-nous ? Chômage partiel, nationalisation, endettement public, chloroquine, test… bien sûr mais face à l’affaissement de nos repères symboliques, cela ne saurait suffire. Quelque chose a chuté, au dedans de chacun, qui laissera plus que des traces. Le rideau tombe sur une scène mondiale partiellement dévastée. Il y avait l’avant, il y aura l’après, et entre les deux la chute vertigineuse de tous nos repères. Ce sur quoi notre monde s’était construit une consistance – des infrastructures, un certain quadrillage de l’espace et du temps et à l’intérieur de ce quadrillage des gestes familiers – tout cela suspendu, momentanément ou définitivement, dans l’attente d’une guérison qui ne viendra pas. « Il faut apprendre à vivre avec le virus » , cette particule microscopique pouvant infecter les cellules d’un organisme vivant, et nous n’y sommes guère préparés. Trop de communication et d’échange, trop de dépendance, trop de spécialisation et trop peu d’autonomie. L’Occident qui se croyait à l’abri, découvre avec stupeur la vulnérabilité de son modèle économique, la fragilité de son système de soin et l’impuissance de ses dirigeants sommés de répondre à un « ennemi » (puisque c’est ce langage martial qu’ils ont choisi d’utiliser) dont ils ne connaissent ni les armes, ni la stratégie, ni les capacités d’adaptation. L’Europe se croyait exemplaire, elle n’était que désordre entre les Nations, égoïsme, indécision, fracture entre le Sud et le Nord, l’Ouest et l’Est.

Bien entendu, il est encore trop tôt pour penser ou imaginer ce qui va advenir, les effets à long et moyen termes de ce coup d’arrêt brutal, de ce séisme d’amplitude planétaire. Ni la chute des Twin Towers, le 11 septembre 2001, ni la crise des subprimes de 2007-2008, n’avaient ébranlé le monde avec autant d’amplitude et d’intensité jusqu’à « mettre en quarantaine » une partie de l’humanité. Nous l’avions redouté, pressenti, voire analysé à travers les nombreux récits catastrophistes de ces dernières années mais ce coup d’arrêt brutal de la méga machine planétaire, ce choc avec le réel, marquera sans nul doute, et pour longtemps, la trame de notre histoire.

 

Il n’y aura pas d’après

L’évènement Covid-19, « c’est le début d’une déstabilisation en cours. Il n’y aura pas d’après, il y aura un rappel permanent des difficultés, de la fragilité, du caractère non durable de notre société. Je ne vois pas du tout un retour à la normale. » (Dominique Bourg)

Il n’y aura ni avant ni après. Abasourdis et démunis, nous n’y comprenons rien. Un peu comme si le ciel nous était tombé sur la tête et avait d’un coup, d’un seul, effacé nos traces, nos repères imaginaires et symboliques, nos règles, nos certitudes, nos grilles d’interprétation. Nombreux, pourtant, avaient lancé l’alarme et documenté minutieusement la multiplicité des risques. Mais le propre de tout évènement véritable est de surgir à l’improviste. Que nous est-il donc arrivé ? La Terre a-t-elle tremblé ? Des vents violents se sont-ils levés ? Le ciel s’est-il assombri ? Non, rien de tout cela, mais comme un tsunami invisible, presque imperceptible, se transmettant de mains en mains, insaisissable, discret, un ruban d’ARN, traversant nos corps, les mutilant, de cellules en cellules, se répliquant jusqu’à briser en mille fragments le tissu de nos jours. L’évènement Covid-19 surgissant de nulle part, d’un obscur étal à poissons, mais pour finir, interrompant ou déréglant, sans aucune intentionnalité décelable, le fonctionnement de la méga machine planétaire.

Ce qui, jusque-là, paraissait normal, l’ordinaire quoi – serrer une main, embrasser un collègue, déambuler dans un parc, s’asseoir à la terrasse d’un café, frôler un inconnu – devient brutalement impropre, interdit, déconseillé. L’ordinaire laisse place au désaccord et au désastre. Un scénario inédit s’impose où les règles du jeu se réinventent constamment et où il nous faut apprendre à vivre dans le discord, la discordance des temps, l’interruption qui se prolonge indéfiniment et mord sur ce qui vient (le temps d’après ?) jusqu’à le rendre méconnaissable, infigurable, voire monstrueux. Comme suspendu. Ni avant, ni après. Dans l’entre-deux. « Quand il n’y a plus rien où se prendre, disait Charles Péguy, on sent qu’on est dans l’évènement même ».

Et nous y sommes, dans l’évènement, désappointés, irrités, interdits, dedans ces lieux devenus dans l’entre deux et dans l’entre-temps, imperceptiblement méconnaissables comme décadrés (ou hors cadres ?). Le ciel, l’air, l’eau, les paysages, la lumière du jour, les rues de nos villes, nos plages et nos gares désertes, les masques sur les visages, les files d’attente à la porte des magasins, les passants inquiets, tout semble redevenu absurde, décalé et sans issue. Et malgré un surcroit de tribunes, d’informations, d’articles, de chiff res et de courbes, d’élucubrations, l’évènement Covid-19 continue à nous échapper, défiant nos technologies et nos savoirs, nos comités d’experts, nos palabres inutiles. Une logorrhée intarissable s’est abattue sur nous jusqu’à saturer nos pensées et notre imaginaire.

Qui saurait garder son « libre arbitre » dans de telles conditions ? Paroles d’expert, paroles de journaliste, paroles de politique ou d’universitaire, tout y passe, jour après jour, minute après minute, comme si nous étions devenus une cible privilégiée. Toute une prophylaxie s’est mise en place avec ses arguments, ses explications, ses questions et ses réponses. De cela, nous ne sortirons pas indemnes, ni individuellement, ni collectivement. L’événement nous traverse de part en part, circule à travers nous, ébranle jusqu’à nos plus intimes certitudes. À quoi se raccrocher dans le passé ? Peste justinienne, peste noire de la fin du Moyen Age, fièvres éruptives, grippe espagnole de 1918 ? Que nenni. L’évènement Covid-19 transgresse toutes les formes connues et nous plonge dans un mélange d’effroi et d’excitation face au défi global qui nous est lancé. Si tout événement véritable a un caractère intempestif, si tout évènement est du côté de la discontinuité, de la rupture ou du discord, tout laisse à penser qu’avec la Covid-19 nous serions entrés, dans l’ère des phénomènes systémiques globaux et planétaires. Nous en avions observé les prémisses avec la crise des subprimes de 2007 ou les mégafeux incontrôlables de l’automne 2019 (néanmoins localisés), mais jamais encore un ébranlement de cette ampleur nous avait percuté, associant la large palette des crises (économique, financière, sanitaire, sociale, alimentaire…) et à une échelle planétaire jusque-là méconnue.

 

Un temps relégué, suspendu, indéfinissable

Terrifiant parce que grandiose, énigmatique parce que trop annoncé ou trop prévisible, nous n’en avons pas fini (nous n’en aurons plus fini) avec la Covid-19, ses effets et ses répliques. « Quand surgit l’événement au sens fort, nous dit Claude Romano, ce n’est pas seulement le contexte ou la situation qui changent, mais on entre dans un monde autre, parce que l’événement, pris au sens le plus fort du mot, est « instaurateur de monde » ». Mais alors quels sont ces mondes qui se profilent sous nos yeux ? Bien sûr, il y a déjà les multiples répliques de la crise sanitaire, les faillites qui s’annoncent à la pelle, les mastodontes industriels qui vacillent sur leurs pieds d’argile (Renault, Airbus Industrie, Air France…), les millions de chômeurs supplémentaires, la famine qui menace jusque dans les banlieues des grandes capitales. Nos assises imaginaires et symboliques tremblent. Des continents entiers sont mis en quarantaine. Frontières fermées. La peur au ventre, l’espèce humaine se carapate. « C’est plus qu’une rupture à vrai dire, c’est le pressentiment de la catastrophe, c’est l’expérience d’une terrible menace. Soudain, la contingence, l’absurde au sens existentiel ressurgissent dans un monde qui pensait contrôler, planifier, en quantifiant et en programmant » (Bruno Latour). Or, nous ne contrôlons plus rien. Ce que nous avions cru un instant pouvoir repousser à l’extérieur de nos frontières, se déplace si rapidement d’un continent à l’autre qu’aucune barrière (physique ou sociale) ne semble en mesure de contenir la puissance de dérégulation du Corona virus. Les pouvoirs publics bricolent des solutions à la va-vite qui se résument à confiner, déconfiner, tester puis contrôler puis sanctionner, enfin reconfiner, déconfiner, ainsi de suite. Tout semble aller si vite qu’aucun modèle prédictif n’est en mesure de capter la férocité de l’évènement Covid-19, ce qu’il implique comme réactions en chaîne incontrôlables ou comme déséquilibres systémiques : du loyer impayable aux violences conjugales, du rapprochement des espèces sauvages et domestiques à la chute des cours du pétrole, de la faillite des petits commerces à la saturation des banques alimentaires… Si l’expression, « le monde d’après » avait un sens, il résiderait non pas dans « celui de la Raison retrouvée, ni celui du désastre attendu. C’est le temps d’après les histoires, le temps où l’on s’intéresse à l’étoffe sensible dans laquelle elles taillaient leurs raccourcis entre une fin projetée et une fin advenue (…) C’est le temps où l’on s’intéresse à l’attente elle-même ». Un temps relégué, suspendu, indéfinissable, le temps du confinement.