Effondrement : Cochet VS Ruffin

Effondrement : Cochet VS Ruffin

Interview croisée entre Yves Cochet et François Ruffin. Une problématique : l’effondrement. Trois questions. Des réponses sincères.

Président du Momentum Institut, docteur en  mathématiques, adhérent des Verts depuis leur création, en 1982, Yves Cochet fut député, eurodéputé et ministre écolo de l’Aménagement du territoire et de l’Environnement. Il se définit clairement comme collapsologue.

Fondateur et rédacteur en chef du journal Fakir, François Ruffin reçoit le César du meilleur film documentaire en 2017 pour son premier film, Merci Patron ! Élu député dans la première circonscription de la Somme, il siège au sein du groupe La France insoumise à l’Assemblée nationale.

 

Le Bruit des Arbres : les signes d’un effondrement systémique sont aujourd’hui massifs. Comment expliquer le manque de réaction de l’opinion et de la puissance publique ?

Yves Cochet : ce déni général est le réflexe humain le plus ordinaire, le plus adapté à cette situation extraordinaire. Il s’appuie sur deux caractéristiques cognitives de l’espèce humaine. La première est le résultat, dans nos compréhensions et dans nos comportements, de l’évolution de l’esprit humain depuis deux millions d’années Comme les autres animaux, les humains eurent à affronter essentiellement trois grandes prégnances : la peur, la faim, la libido. Nous, en tant qu’espèce, avons principalement passé notre temps à élaborer des solutions à ces trois problèmes. Globalement, nous avons réussi par la construction sociale d’institutions et de mécanismes permettant que chacun puisse s’affairer à autre chose que cette lutte incessante contre la peur, contre la faim, et pour la reproduction de l’espèce. C’est – en partie – la civilisation. Mais l’architecture neuronale de notre cerveau n’est alors pas du tout adaptée à la situation exceptionnelle qu’est l’effondrement systémique mondial qui se profile. Jamais l’espèce humaine n’a imaginé la possibilité de son extinction totale sans suite (les eschatologies religieuses dessinent toutes une autre forme d’existence après la fin des temps). Le philosophe Günther Anders a qualifié de « supraliminaires » de tels événements : ils sont inconcevables, inimaginables, impensables.

La seconde caractéristique humaine qui engendre la déni général est l’interaction spéculaire : une personne informée de l’effondrement rapproché ne se demande pas si elle veut changer sa vie – c’est-à-dire diminuer drastiquement son empreinte écologique – mais seulement si elle le ferait au cas où un certain nombre d’autres le feraient aussi. Ainsi, l’effondrement est inévitable non parce que la connaissance scientifique de son advenue est trop incertaine, mais parce que la psychologie sociale qui habite les humains ne leur permettra pas de prendre les bonnes décisions, au bon moment. Il existe souvent plusieurs manières de résoudre un problème local ou circonscrit, mais affronter tous les problèmes ensemble et globalement rend le coût d’éventuelles solutions si élevé que seul le déni s’avère être la réponse adaptée. C’est ce déni de masse qui garantit que l’effondrement est certain.

François Ruffin : j’ai beaucoup apprécié la déclinaison, par Bruno Latour, de la métaphore du « tous dans le même bateau ». En fait, nous sommes dans le même paquebot mais les classes dirigeantes comprennent que le naufrage est assuré ; s’approprient les canots de sauvetage ; demandent à l’orchestre de jouer assez longtemps des berceuses afin qu’elles profitent de la nuit noire pour se carapater avant que la gîte excessive alerte les autres classes !

Je dirai que le gouvernail est aujourd’hui entre les mains des plus fous, des plus inconscients, des plus aveugles – ou des plus cyniques. Nous devons leur reprendre le volant des mains. Nous devons appuyer sur le frein. Nous devons changer de direction.

Je pense que l’indifférence qui nous atteint collectivement est avant tout liée à la question démocratique. J’ai souvent répété « mon ennemi, ce n’est pas seulement la finance, c’est l’indifférence », et je crois que ces 40 dernières années de libéralisme ont installé dans nos cœurs une chape de plomb qui nous empêche d’espérer quoique ce soit. Par exemple, Samuel Huntington écrit dans les années 70 pour la commission trilatérale : « Ce qui est nécessaire, c’est un degré plus grand de modération dans la démocratie. Le bon fonctionnement d’un système politique démocratique requiert habituellement une certaine mesure d’apathie et de non- engagement d’une partie des individus de groupes. »

Au-delà de notre propre sidération, je pense que nos dirigeants politiques actuels ne veulent plus diriger. Ils ont je crois vaguement compris les questions climatiques, mais ils sont complètement aveuglés, désarmés, idéologiquement et pratiquement, face à cette situation.

On l’a vu pendant le confinement, leur psychologie, la psychologie de nos élites, façonnée depuis trente ans, les a empêchés d’agir, de réagir. De guider la production. De fixer aux firmes des « impératifs ». De recourir, si nécessaire, à des réquisitions. À la place, ils ont attendu que le marché marche, que « la concurrence libre et non faussée » fasse son œuvre. Et face aux pénuries en série, comment ont-ils agi ? Ils ont installé une « plate-forme B to B » ! Ils « font confiance » à Sanofi, ils font confiance à PSA, ils font confiance à Amazon. Ils font confiance, surtout, à la main invisible du marché, qui viendra tout rééquilibrer, allouer au mieux les ressources, qui finira par délivrer des masques, des respirateurs, des sur-blouses, des médicaments, à qui en a besoin, ou du moins, à qui en paiera le prix. On peut transposer cela sur la question climatique.

Je crois donc que notre première fonction, c’est de soulever cette chape de plomb, de rallumer une espérance, mais aussi d’offrir un horizon concret : un État qui planifie, qui réoriente massivement les investissements qui maitrisent les flux de marchandises, qui opère non pas seulement une « transition », mais une véritable conversion d’urgence. Les USA ont été capable de réorienter leur économie en quelques mois durant la seconde guerre mondiale, pourquoi serait-ce impensable aujourd’hui ?

Même si ça ne préservera pas tout ce à quoi nous tenons, ça nous montrerait qu’il y a quelque chose à faire.

 

Le Bruit des Arbres : en France, aujourd’hui, quelles décisions prioritaires l’État devrait-il prendre, selon vous, pour faire face à l’effondrement ?

Yves Cochet : sachant que, selon moi, l’effondrement systémique mondial est inévitable et qu’aucun gouvernement ne prendra les justes mesures à temps (à cause du déni), il n’y a pas de bonne réponse à cette question. Néanmoins, on peut dire que la décroissance est la politique de l’effondrement, au sens où ces mesures de décroissance de l’empreinte écologique d’un territoire pourront le rendre plus résilient, c’est-à-dire réduiront le nombre de morts.

Prenons un exemple : en matière de mobilité, une « juste mesure à temps » serait de proposer à Renault et Peugeot de remplacer dès aujourd’hui leur rêve de voitures électriques et/ou autonomes par la fabrication de calèches, de fiacres et de diligences. Tandis que l’État subventionnerait massivement les haras nationaux et même les élevages privés de telle sorte que, vers 2035, il y ait environ cinq millions de chevaux de trait en France plutôt que les misérables cent cinquante mille d’aujourd’hui.

Encore plus brièvement, en matière d’égalité sociale, il faudrait dès aujourd’hui mettre en place une politique de rationnement des denrées de base : chacun aura un panier citoyen minimum pour vivre, les riches baisseront leur surconsommation. On voit que ces deux « justes mesures à temps » pourraient sauver des vies localement et, par ailleurs, ne verront jamais le jour avec quelque gouvernement que ce soit avant l’effondrement (à cause du déni).

François Ruffin : Je prône quelques ruptures franches et simples. Il faut rompre avec la mondialisation, avec la concurrence, avec le libre-échange, avec le dogme de la croissance et avec une certaine vision du progrès, technologique, superficielle.

Qu’est-ce qu’on veut ? Voulons-nous travailler plus pour gagner plus pour travailler plus pour gagner plus, comme un hamster dans sa cage, ou voulons-nous vivre décemment, en respirant, en nous occupant de nos enfants et en profitant de nos dimanches ? Aujourd’hui, les classes dirigeantes n’ont plus que la 5G pour se donner un horizon… Mais je crois que globalement, les gens n’y croient plus.

Je crois qu’il faut redonner un grand coup dans notre quête d’égalité. Pour des raisons morales, mais aussi pour faire face à l’effondrement. D’abord, les inégalités suscitent de la consommation ostentatoire. Bernard Arnault s’achète un Yacht à 130 millions d’euros, du coup le petit entrepreneur s’achète un petit yacht, le chirurgien un voilier, les retraités s’offrent une croisière, et les prolos de chez moi s’offrent un scooter des mers. Mais l’égalité est aussi meilleure pour la santé, pour la sécurité, etc.

On nous gave de concurrence, de compétition : lors du nouveau pacte ferroviaire, il y avait 85 fois le mot « concurrence ». Quand on veut mettre des produits locaux dans les cantines ? Ce n’est pas possible pour cause d’entrave à la « concurrence ». Les jeux télé eux-mêmes nous vendent le marché. C’est vécu comme une fatalité. L’État devrait promouvoir l’entraide au contraire. Darwin, aux îles Galapagos, analysait la compétition à l’intérieur des espèces. Mais Kropotkine, lui, va en Sibérie et il dit : « Les espèces qui coopèrent le mieux survivent. » Les milieux hostiles créent de la coopération.

En fait, la coopération est partout mais on ne la voit plus. C’est la fragilité du petit être humain qui a fait la force de l’espèce humaine, parce qu’elle oblige à la coopération.

C’est pour ça que, en tant que député, je mène une mission sur les « métiers du lien », précisément les aides à domicile, les accompagnantes d’élèves en situation de handicap, les animatrices périscolaires et les assistantes maternelles. J’aime ce slogan : « Des liens, plutôt que des biens. » Or, ces métiers « du lien » sont aussi parmi les plus maltraités dans nos sociétés. En revalorisant concrètement ces emplois, en leur donnant un statut, un meilleur salaire, on créé une dynamique qui va dans le bon sens. Après, est-ce que c’est suffisant pour faire face à l’effondrement… ?

Je pense bien sûr aussi à la rénovation thermique du bâtiment, au grand chantier de l’agriculture, avec une vraie régulation, pour le foncier agricole, pour les prix, pour les importants, des quotas, etc. Je prône, sans illusion sur la dureté du métier, une forme de ré-empaysannement. Quelque chose qui se couplerait bien avec une sécurité sociale alimentaire.

Dans tous les cas, « il faut essayer quelque chose », comme disait le président Roosevelt. « Le peuple ne nous en voudra pas d’avoir échoué, mais il nous en voudra de ne pas avoir essayé. »

Ce qui est sûr, c’est qu’un programme, la gauche en a rédigé plein, par contre, pour le mettre en œuvre, il faudra une immense pression populaire. On la pressent, mais il faut la faire grandir, la canaliser. En résumé, il nous faudra gagner dans les urnes. Et aussitôt après, la rue, la rue, la rue. Sinon, il ne se passera rien.

 

Le Bruit des Arbres : à l’échelle locale, quelle principale mesure de résilience concrète devrait-elle être proposée ?

Yves Cochet :
à choisir :

–> Évoluer d’un modèle de concentration métropolitaine vers un paradigme biorégional ; Promouvoir la déconcentration démographique des régions métropolitaines (organiser l’exode urbain).

–> Réduire progressivement la disponibilité énergétique par habitant à une demi-tonne équivalent pétrole, soit une division par cinq par rapport à la moyenne nationale actuelle.

–> Tendre à une réduction des déplacements. Développer une culture du cheval et de la traction animale.

–> Valoriser et réhabiliter les lignes ferroviaires secondaires.

–> Promouvoir une nouvelle donne économique basée sur la proximité des échanges, les énergies renouvelables et la gestion des communs par les personnes directement concernées.

–> Promouvoir les métiers manuels et les low tech ; Passer de quatre cent mille emplois agricoles en 2017, à environ cinq millions et demi en 2030.

–> Transformer en polycultures-élevage (permaculture) les surfaces agricoles utiles des communes pour tendre vers l’autosuffisance alimentaire.

–> Valoriser le rationnement comme principe d’égalité des citoyens et de lutte contre le dépassement écologique (overshoot).

François Ruffin : je ne sais pas répondre précisément à cette question, ça dépend des territoires, on ne fait pas pareil dans un ancien bassin industriel ou en plein territoire agricole.

Je ne crois pas non plus qu’on réglera tout par le local, il faut une vraie planification écologique à des échelles plus large, au moins national. Certes, c’est très bien de créer des AMAP, des régies agricoles, mais est-ce tenable, est-ce viable si ces initiatives, ces marges, vivent dans une agriculture sans vraie régulation ?

Après, comment faire pour que ce ne soit pas de nouveaux experts en costards qui décident tout d’en haut, au nom de l’écologie ? Comment faire pour que ce ne soit pas un bloc imposé d’en haut sans volonté populaire ?

Moi, je propose que tous les dossiers devraient passer par le ministère de la Transition écologique et non par Bercy.

Par contre, je crois qu’il faut des épousailles entre local et national. Des initiatives locales dans l’agriculture, dans le social, des initiatives démocratiques… peuvent devenir des lois.

Il ne faut pas oublier que les caisses, locales, de sécurité des travailleurs, notamment portée par le père d’Ambroise Croizat, ont servi de base pour ce qui est devenu la sécurité sociale en 45.

 

Lire le dernier ouvrage d’Yves Cochet,
Devant l’effondrement – Essai de collapsologie,
éditions Les Liens qui libèrent
(256 pages, 18,50 euros).

 

 

 

Lire le dernier ouvrage de François Ruffin,
Leur folie, nos vies – La bataille de l’après,
éditions Les Liens qui libèrent
(276 pages, 17,50 euros).